Féroce
Le féroce est à l'origine une recette des Antilles, voilà qui nous mène vers les mers Caraïbes, la cuisine de produits boucanés. Les boucaniers eux-mêmes, n'étaient pas (ou plus) des marins, mais des chasseurs faisant boucaner leur gibier avant de le commercialiser, sous la forme de viande fumée et/ou séchée.
Le flibustier, lui était un marin, un trafiquant plus ou moins pillard, il tient son nom d'un type de navire hollandais, le flibot, un genre de flûte affectionnée des bandits car particulièrement rapide pour rattraper une proie ou distancer d'éventuels poursuivants.
Le corsaire était un bandit réglementé, muni d'une "Lettre de course", d'où ce nom de corsaire. Ce document très officiel transformait abordage et pillage de batiments civils en actes militaires légitimes, du moins tant qu'il se contentait d'attaquer les navires d'une nation désignée, en temps de guerre déclarée et homologuée comme telle par les deux parties.
Quant aux naufrageurs, ils n'ont jamais existé, il n'y a guère de traces avérées de naufrages provoqués depuis la terre par l'allumage d'un feu en guise de faux signal. D'ailleurs, comme il n'y avait pas de vrais signaux, les faux auraient été très suspects. En fait, les navires s'échouaient soit par cause de tempête, soit par maladresse. Alors là oui, il avait (et il y a toujours) les pilleurs d'épaves pour s'en occuper.
Les affreux jojos étaient les pirates. Sans foi ni loi, de vrais salopards. Toute une imagerie les entoure, du Jolly Roger au bandeau de borgne, en passant par le pilon de bois et le crochet de manchot, la Tortue et le coffre au trésor; on connait tous au moins de nom Henry Morgan, Jean Laffite, L'Olonnais et autres barbes colorées. Ce qu'on occulte, c'est que ces types se sont surtout enrichis comme trafiquants d'esclaves, qu'ils abusaient d'un équipage au ban de la société, vrais galèriens et chair à canon. L'argent faisant tout, certains comme Morgan sont devenus gouverneurs et ont eu une réelle influence politique, à cette époque que l'on nomme très justement "l'âge d'or de la piraterie".
Dans ce folklore, il y a aussi les chansons de pirates, celle qui suit, l'une des plus connues, est parfaitement authentique puisqu'elle date à peine du début du siècle dernier, c'est une traduction de l'anglais "Fifteen men on a dead man's chest". Je sais pas qui a eu l'idée de traduire "dead man's chest" par "bahut du mort", mais foi de descendant de naufrageurs, çà me sucre la chique. Pour moi, un bahut, c'est un meuble Henri II, un lycée ou à la rigueur un camion (exemple : "Trop chaud le poster de Paméla en personne dans le bahut à Jacky! C'est con qu'elle avait l'agraphe du canard sur le triangle de panne...") On aurait traduit par "barlu", c'était déjà plus jouable. Enfin voilà...
Quinze marins sur l'bahut du mort
Yop la ho, un' bouteill' de rhum
A boire et l'diable avait réglé leur sort
Yop la ho, un' bouteill' de rhum.
Long John Silver a pris le command'ment
Des marins et vogu' la galère
Il tient ses hommes comme il tient le vent
Tout l'monde a peur de Long John Silver.
C'est Bill le second du corsaire.
Le capitain' Flint en colère
Est revenu du royaum' des morts
Pour hanter la cache au trésor.
Essaie un peu de le contrecarrer
Et tu iras où tant d'autr's sont allés
Quequ's-uns aux vergues et quequ's-uns par d'ssus bord
Tous pour nourrir le poisson d'abord.
Tous finiront par danser la gigue
La corde au cou au quai des pendus
Toi John Forest et toi John Hervig
Si près du gibet qu'j'en ai l'cou tordu.
Réjouissons nous que ces temps cruels soient révolus, jamais plus on ne verra ni ces voyous des mers aux drapeaux folkloriques, ni ces exploiteurs d'équipages miséreux, les pavillons de complaisance, ce n'est pas pareil. Plus personne n'aurait l'idée de confondre mercenaire et corsaire. Jamais plus de trafic d'esclaves, au moins à l'époque il n'était pas nécessaire de jeter les passagers à la baille en approchant la côte, afin de ne pas se faire prendre. Mieux encore, les esclaves sont désormais volontaires et payent grassement les passeurs de clandestins.
Jamais plus de pirates sans scrupule à la tête d'organisations plus fortes que les états, tout le monde prend spontanément ses responsabilités en cas de naufrage en forme de désastre écologique. S'il y a des procès, c'est seulement parce que çà fait du bien d'en parler. Le métier de pilleur d'épaves lui aussi a bien changé, il nous faut désormais nous équiper de combinaisons NBC, pour patauger dans le pétrole aux volatils dangereux, inspecter les futs de produits toxiques ou visiter les coques bourrées d'amiante. Seuls les racketteurs ont gardé intactes les bonnes vieilles traditions, abordant toujours en Mer de Chine, dans les eaux des Caraïbes ou du Pacifique, les petits bateaux de croisière pour voler et violer, braves gens...
J'ai commencé ce billet avec l'idée de rigoler du folklore pirate, mais au final, je donne deux fois dans le féroce, j'espère que je ne gâche pas vos vacances si vous êtes sur une plage où les vagues drossent aussi des larmes de boat-people, réfugiés et autres émigrants clandestins.
Féroce
Ingrédients
- 4oo grammes de morue salée
- un gros avocat
- farine de manioc
- huile
- un citron jaune
- un citron vert
- deux piments antillais "lampion"
- poivre de la Jamaïque
Oui, il y manque la "poudre de bois d'Inde", mais d'une part, ce n'est pas très facile à trouver, et d'autre part en substitution, des grains de poivre ou piment de la Jamaïque, tout le monde en a dans sa cuisine (à corriger rapidement sinon). La saveur en est très proche (par ailleurs, ce n'est ni un poivre ni un piment!).
Recette
Il faut déjà disposer de 48 heures devant soi pour s'occuper de la morue. La recette originale prévoit de griller au barbecue (encore un mot des Caraïbes, le "barbacot") la morue avant de la faire dessaler. OK j'étais pressé, j'ai oublié ce point de procédure, et je l'ai mise à tremper avant de la griller. Comme je l'ai faite en appartement, pas question de barbecue, elle est donc passée la plancha. Même si c'était loin d'être mauvais, je vous conseille vivement de suivre le modus operandi classique.
Une fois la morue dessalée et grillée (ou plutôt l'inverse), vous la débarrassez de la peau et des arêtes, puis vous la chiquetaillez, c'est à dire que vous l'effilochez d'abord avec les doigts, puis avec une fourchette. Vous la mélangez à la pulpe d'avocat, ajoutant tout de suite le jus du citron jaune pour éviter que l'avocat ne noircisse.
Puis ensuite, une cuiller à soupe de farine de manioc, une cuiller à soupe d'huile, un piment lampion débarassé de ses graines et haché menu, ainsi que deux pincées de poivre de la Jamaïque moulu. Vous pouvez éventuellement mixer un peu si vous souhaitez homogénéiser la préparation, mais attention, il faut que l'on sente bien la mache de la morue, n'allez pas me l'écrabouiller!
Au moment de servir, vous rapez par dessus le zeste du citron vert. C'est ma touche perso dans cette recette, je trouve que cela relève bien l'ensemble et rend superflus les ajouts d'ail ou d'oignon qu'on trouve dans quelques recettes .
N'imaginez surtout pas que j'ai acheté deux piments uniquement pour que le second fasse joli sur la photo. En fait, je le hache ensuite (toujours sans ses graines) pour mon usage personnel, je fais la première version relevée mais pas trop, car il faut que ma femme et ma fille puissent en manger sans me traiter de pyromane récidiviste, mais en ce qui me concerne, plus c'est féroce et plus j'aime, en bon capsaïcinomane!
Alors, qu'est ce qu'on pourrait bien boire là dessus? Du rhum bien entendu, dans la version ti'punch. Il ne vous a pas échappé qu'après cette préparation, il reste un citron vert intact mais sans son zeste, et un citron jaune sans son jus, mais muni de sa peau. Vous pouvez dès lors proposer les deux classiques du genre, la base en est la même : Peu ou prou de sirop de sucre de canne (pour moi, c'est bien loin d'être prou et moins que peu), des glaçons (petits cubes d'eau gelée), la dose adéquate de rhum blanc (Neisson est mon préféré), puis selon la version choisie, soit un trait de jus de citron vert, soit un ruban de zeste de citron jaune. Ne mélangez pas les deux, c'est infect.
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