Rouget barbet aux carottes et à l'orange
On rencontre parfois des obstacles dérisoires, pouvais je vraiment tenir compte de cet avertissement posé à la hâte sur une barrière pour comice agricole, un bout de carton précaire en guise d'alibi de conscience de nos édiles?
Bien sûr que non, après plus de deux mois loin de mes abers, je trépignais d'arpenter à nouveau mes chemins douaniers, mes grèves tourmentées de rochers noirs et d'algues brisées, mon beau pays froissé par l'hiver, mes épaves, mes rêves, naufrages et contes de plage. Ambiance terrible, projet de coup de tabac, en me retournant, je me suis littéralement assommé à ce contre-jour, le ciel, la mer et la dune, traits noirs épais, lumière insensée, menace et tumulte. Tant de force et de beauté, dès dix heures le matin...
Alors oui, la tempête était passée, dure et méchante, jusqu'à tracer d'énormes cicatrices sur ces parages qui en ont pourtant vu bien d'autres. Un paysage comme labouré par un dément, les mottes d'herbe souple arrachées à y creuser des fosses, brûlées de sel. Les talus mis à nu, les franges de dunes retournées ou lapidées de galets soufflés comme des confettis. Je vous laisse en juger par vous même, j'aurais bien aimé être là pour voir et entendre çà, sans doute ai-je manqué l'une de mes balades les plus dangereuses, même avec arrimée au cou l'ancre d'un clipper.
Je marchais donc dans ce paysage écorché, quand tout à coup une lueur jaune a dérangé mon oeil, pas grand chose, juste un flotteur en ogive, dont la mer s'est emparée pour le déposer avec quelques cailloux en un endroit où personne ne passe jamais, il se trouve que je rêvassais tant que j'en avais quitté les chemins tracés (du hors piste en plus, voici un aveu qui va me valoir une avalanche de reproches municipaux...).
Autopsie d'une plage à la fin de l'hiver
On ne lutte pas contre l'atavisme, cet objet de rien m'a rappelé mes anciens qui glanaient sur les grèves après chaque tempête, j'ai aussitôt décidé de descendre sur le sable, dans une crique que je connais, où le courant pousse les épaves vers leur dernière escale. Un bac à sable de rien du tout, c'est étonnant tout ce qu'on peut y trouver, et je ne vous infligerai pas les bouteilles de plastique, planches, garcettes ou bouts de nylon et autres bidons...
Je me dis parfois que je suis l'un des derniers rôdeurs de grèves, de ces nostalgiques prenant le temps de la curiosité gratuite. Gratuite mais gratifiante, je vous invite à ces rencontres bizarres que le flux d'hiver nous livre, drôle de calme après la tempête! Déjà, ce débris de flotteur orangé, il a fallu une force assez incroyable pour le briser... Je ne l'ai pas ramassé, quelle négligence, je suis certain que j'aurais pu le revendre comme baignoire à un éleveur de canaris.
Des oeufs de raie, dits aussi "bourse du diable". Des os de seiche par centaines, si vous élevez des canaris en prévision d'une prochaine disette, c'est le moment de passer, et plus rare, beaucoup de grosses seiches mortes, décapitées même, ne me demandez ni comment ni pourquoi, mais je finirai par le savoir...
Encore moins ragoûtante (mais ce n'est pas d'hier que je vous déconseille de passer me lire au petit déjeuner), cette bestiole albinos et imberbe. Depuis quand s'est-il noyé celui-là, et pourquoi les crabes, les crevettes et les bulots qui sont de distingués nécrophages, n'en ont-ils pas voulu, pas même ces charognards que sont les goélands? Je ne m'y connais pas bien en créatures terrestres non comestibles, mais on dirait bien un rat, je ne me suis pas attardé à expertiser, il ne sentait pas bon... Sacré Ratatouille, qu'est-ce qu'il t'a pris de quitter ta cuisine pour céder à l'appel du large et partir marin. Et puis sans doute as-tu quitté le navire, croyant toi aussi qu'il allait couler.
Les objets des hommes également très nombreux, comme ces paquets de tabac qu'on continue à trouver en grand nombre plusieurs semaines après la perte d'un conteneur en mer, ou cette cassette qui m'a collé une chanson en tête, "Les Goémons" de mon indispensable Gainsbourg, je vous en reparlerai bientôt. Quelques boulettes de pétrole brut aussi, mais très rares, je m'attendais à bien pire.
En été, les laisses de mer sont moins surprenantes, on y ramasse surtout de l'excédent de plagiste, sandales, seaux de plage, restes de pique-nique, tubes de crème solaire (oui en Bretagne aussi!), encore qu'il me soit déjà arrivé de trouver un bateau à la dérive, pas un gros (une plate), mais quand même. Les fringues que l'on y voit en hiver sont généralement des vêtements de travail, souvent des gants déchiquetés...
Je vous laisse imaginer ma surprise lorsque j'ai eu l'oeil attiré par une tache rouge, puis deux, puis une troisième. Étonnant, un peu déroutant aussi... alors l'esprit vagabonde forcément, je me suis plu à imaginer la brune qui a laissé ainsi échapper ses parures australes. Je dis brune car le rouge leur va bien. D'instinct, j'ai éliminé l'hypothèse d'une sirène, car il y a deux trous prévus pour les jambes.
Franchement, ce n'était plus une plage mais un supermarché, tout à côté, il y avait une énorme chaussure, une basket d'au moins 60 de pointure. Isolée, c'est l'inconvénient sur les grèves, on ne trouve jamais les paires. L'hypothèse de la sirène ne se posait pas plus, le côté unijambiste plaidait bien en sa faveur, à la rigueur si çà avait été une palme... Non, c'était probablement l'accessoire d'un poisson clown.
Bref, voici sur quoi je suis tombé (enfin je me comprends), c'est à ce genre d'indice que je devine que rien n'est plus pareil sur les grèves d'antan...
Presque neufs les strings, avec encore l'étiquette de lavage (à mon avis toutefois, ils ne peuvent guère plus rétrécir). Je les ai laissés sur place, qu'en faire? Visiblement, ce n'était pas ma taille. Les rapporter à ma fille... et puis quoi encore, vous voulez la mort de son père? J'ai bien eu la tentation de les suspendre au fil d'étendage du jardin, juste pour voir la tête de ma femme en les découvrant. Je me suis souvenu à temps que passant ces trois jours en célibataire, le gag risquait d'être diversement apprécié lorsque nous reviendrons en famille dans un mois...
Par ailleurs, je suis connu dans le pays, vous m'imaginez me balader avec trois strings rouges dans les mains? Non, nous sommes restés plutôt réservés sur ces questions ici, la dernière fois qu'on a vu des seins nus sur une plage, c'était dans "Le Gendarme de Saint-Tropez!", alors pensez donc...
Bon j'en termine, j'avoue que l'an dernier à la même époque, mon échappée solitaire en Bretagne vous avait valu un billet plus poétique, avec cette salade de primevères au saumon fumé, cela dit la recette qui suit tient largement la route, vous n'êtes pas venus que pour le pire et le rire!
Strings et rat crevé, on peut trouver plus glamour sur un blog, même de cuisine, je ferai mieux la prochaine fois, mais avant de passer à la recette, encore deux trucs : d'une part, arrêtez de prendre la mer pour une poubelle, d'autre part, je voulais vous montrer que c'est aussi cela la plage. Rassurez vous, toutes les ordures visibles seront enlevées ou ensablées lorsque vous y viendrez en vacances.
Cela dit, toujours obnubilé par le rouge après ces découvertes, j'avais la ferme intention de cuisiner du rouget, ce qui tombait à pic, j'en avais justement acheté un à la femme du pêcheur juste avant cette balade...
Rouget barbet aux carottes et à l'orange
Ingrédients
- un gros rouget de roche (ou surmulet)
- 500 grammes de carottes de sable
- un oignon jaune
- une orange
- graines de carvi
- cumin
- marjolaine
- laurier
- harissa
- sel et fleur de sel
- persil plat
Un "gros rouget barbet" est un poisson qui atteint dans les 700 à 800 grammes, ce qui est une belle taille pour deux personnes. Celui que j'ai cuisiné (et mangé en deux repas de célibataire) pesait exactement 720 grammes. Les carottes de sable ont une saveur délicieuse et leur chair a un grain très fin, on ne trouve pas meilleures en cette saison. Celles de Créances ont obtenu un Label Rouge, mais les bretonnes tiennent largement la route!
Recette
Écaillez le poisson, videz le en conservant le foie qui est un délice, puis levez les filets. Coupez les en deux dans la largeur. Pelez l'oignon et faites en de fines rondelles. Grattez et lavez les carottes, et coupez les en rouelles d'environ 2 mm.
Munissez vous d'une cocotte avec un couvercle. Dans un mélange de beurre et d'huile d'olive, faites légèrement blondir les oignons, puis ajoutez les carottes. Laissez cuire ainsi à feu moyen une dizaine de minutes. Versez alors le jus d'une orange (goûtez le, s'il est acide, atténuez d'une pincée de sucre). Assaisonnez avec les graines de carvi, une pincée de cumin, un peu de sel, pas mal de marjolaine et deux feuilles de laurier. Ajoutez le harissa (étant mon seul invité et tombé dans un baril de piment lorsque j'étais petit, j'en ai mis une généreuse cuiller à soupe, mais pour des individus normaux, une cuiller à café suffit largement).
Mélangez bien, et laissez cuire à feu moyen-doux. Remuez et goûtez régulièrement, lorsque les carottes sont presque cuites à votre goût (comptez une bonne demie heure), posez les filets de rouget par dessus et remettez le couvercle. Le machin au milieu, c'est le foie.
Laissez cuire tout au plus cinq minutes. Présentez en assiette, saupoudrez le poisson d'un peu de fleur de sel, et ajoutez le persil.
Ce plat a une petite connotation tunisienne, vous pouvez forcer le trait en remplaçant le persil par de la coriandre fraîche, ce que j'aurais fait si j'en avait trouvé sur la place de Lannilis le samedi matin, même pas en rêve!
Cheminant vers ma cave, toujours obsédé par le rouge, j'avais en tête un Côtes de Roussillon Village de mes amis, puis j'ai retrouvé un Bergerac rosé, un 2006 qu'il est temps de boire, alors çà a été lui, c'était un peu inattendu, mais vraiment bien, le petit rosé a s'est bien défendu sur les saveurs très aromatiques de ce plat.