Pouce-pieds à la portugaise
Je me disais en songeant à ce billet sur les pouce-pieds (ou pousse-pieds selon les sources, mes livres de biologie retiennent majoritairement la première orthographe), que j'allais revenir à du texte léger, à ces calembours capillo-tractés qui me font honnir des honnêtes gens. Pas du tout, j'ai beau retourner l'idée dans tous les sens, rien de très probant, six pieds six pouces à la rigueur, pas de quoi remporter le prix Nobel de la Déconne... Ce n'est pas bien grave, la bestiole est déjà assez passionnante en soi pour ne pas mériter d'autres exagérations.
La mer n'est pas simple, ses habitants sont d'une variété de forme et de mœurs incroyable, et les croyances des hommes à leur sujet tout aussi diverses et fantaisistes.
Prenez le pouce-pied donc, en faisant mes recherches, je tombe sur une sous-espèce, le scalpelum scalpelum, qui laisse croire que l'animal est un coquillage cousin du pied de couteau, d'autant que dans certaines régions, le pouce-pied est nommé pied de biche.
Eh bien non, c'est un crustacé, de la sous-classe des cirripèdes. Il faut reconnaître que l'aspect est trompeur, notamment pour les balanes qui font partie du même groupe. Jusqu'en 1930, ces animaux appartenaient à l'embranchement des mollusques. Les balanes ne sont pas comestibles, vous les rencontrez pourtant très fréquemment, ce sont ces petits "chapeaux chinois" percés en leur sommet, que vous devez gratter lorsque vous nettoyez des moules.
Toujours parmi les cousins du pouce-pied, on trouve le très commun anatife, dont l'étymologie nous enseigne que le mot signifie "générateur de canards", de anatis (canards) et ferre (porter). Pour les anglo-saxons, c'est le cou d'une oie arctique, la bernache, en VO gooseneck barnacle. Avec une histoire, bien entendu. Cette oie migre vers la Grande-Bretagne durant l'hiver, et il fut un temps où cet oiseau qu'on ne voyait pas nicher à terre dans ces contrées somme toute clémentes en hiver, était considéré comme un produit de la mer. A ce point que des moines érudits ont attesté avoir vu des bernaches naître depuis les colonies d'anatifes. Du coup, cette oie fut admise dans les aliments autorisés en période de Carême.
Je ne vais pas m'attarder, l'anatife n'est pas comestible, si elle se fixe aussi sur les rochers, on la trouve plus souvent fixée à des épaves flottantes, à l'exemple de cette vidéo qui ne vous mettra en appétit, mais vous donnera une petite idée de l'animal vivant.
En Bretagne armoricaine, le nom vernaculaire de l'animal est "bernacle", mais il y a mieux. En breton, on le nomme pas-e-bez, ce qui littéralement signifie "le seuil de la tombe". Je n'ai malheureusement pas d'explication à ce nom si lourd de sens, mais mes amis portugais ou espagnols de Galice ont sûrement l'oreille dressée, puisque chez eux, c'est respectivement le perceves et le percebes. Il est des jours où plonger dans l'univers des mots est aussi merveilleux que plonger dans l'océan.
Puisque nous sommes en péninsule ibérique, sachez que ses habitants sont les premiers consommateurs de ce crustacé, peu prisé en France, où pourtant il est en voie de forte raréfaction en raison d'une pêche intensive pour l'exportation. Une pêche réglementée, contingentée en quantité et par saison. Il en reste cependant quelques gisements non négligeables, au bas des falaises abruptes et dans certaines grottes côtières, à Belle-Île notamment. Voici une carte qui montre la répartition géographique de l'habitat du pouce-pied, c'est vraiment un animal d'Atlantique et de Gibraltar...
Sa pêche n'est pas une sinécure; contrairement à l'anatife, il ne se fixe que sur des rochers, et ceux qu'on trouve désormais sont prélevés dans des endroits abrupts et dangereux, où les hommes risquent leur vie en véritables varappeurs du littoral, armés de burins pour les détacher. Je vous invite derechef à regarder cette vidéo ou celle-ci, qui montrent ce que la pêche à pieds peut avoir de plus extrême. Autant vous dire que ces pêcheurs ont toute mon admiration et tout mon respect, je ne prends jamais de tels risques, même pour des ormeaux!
On trouve de plus en plus de pouce-pieds sur les étals des poissonneries françaises, signe peut-être que la ressource est en voie de reconstitution, en raison à la fois de la difficulté de pêche et d'une réglementation sévère. Lorsqu'ils parviennent dans nos cuisines, ils ont cet aspect, qu'ils garderont inchangés jusque dans l'assiette.
Ils arrivent en bouquet, et sur la photo ci-dessus, vous constatez que les jeunes poussent sur le pied des adultes. Un truc qui pourrait laisser croire que l'orthographe pousse-pied serait la bonne, mais très honnêtement, c'est de la pure supposition de ma part. J'ajoute quelques considérations naturelles sur ce phénomène, ce mode de fixation est un atout pour son implantation. Croissant ainsi au sein même de sa colonie, il ne souffre pas de la concurrence d'autres colonisateurs de rochers, comme les moules, les patelles et les balanes. Regardez bien quand même, une petite moule s'est également accrochée...
C'est tant mieux, car un animal aussi sédentaire a une reproduction assez aléatoire, il est bissexué, mais pas auto-fécond. Lorsque le démon de midi s'empare de lui, il déploie un très long pénis au milieu des cirres filtrants qui servent à son alimentation, pour aller féconder un voisin, et réciproquement. Comme tout crustacé, il est ovipare.
Maintenant que vous savez l'essentiel sur la bestiole, il ne vous reste qu'à la cuisiner. J'ai choisi une façon de procéder commune au Portugal, d'une part parce que c'est sur le port de Lisbonne que j'en ai goûté pour la première fois, il y a plus de quinze ans, d'autre part, parce que c'est une façon de procéder très simple qui les met vraiment en valeur.
Pouce-pieds à la portugaise
Ingrédients
- pouce-pieds
- laurier
- ail
- piri-piri
- gros sel
Le piri-piri est un condiment portugais à base de piments; pour en savoir plus, je vous invite à vous reporter à ce billet d'Elvira, sur l'un des blogs les plus riches que je connaisse, Tasca da Elvira.
Recette
Le jeu consiste d'abord à parer les pouce-pieds. Il convient de les séparer de leur socle coriace auquel des bouts de rocher sont encore agglutinés. Attention toutefois à ne pas les couper trop haut, il faut que le réceptacle en forme de gaine tissée qui les abrite ne soit pas percé, car l'eau qu'il contient serait perdue, or c'est elle qui donne son moelleux et son parfum au crustacé, comme les jolies éclaboussures dont on est gratifié au moment de la dégustation. Vous les rincez soigneusement, ils sont prêts à cuire.
La cuisson se fait dans un court-bouillon que vous aurez laissé infuser une dizaine de minutes à petit feu, composé d'eau, et pour une livre de pouce pied, vous mettez six feuilles de laurier, trois belles gousses d'ail pelées, et un trait plus ou moins généreux de piri-piri. Un peu de sel aussi. Attention, ouvrez les fenêtres, les émanations de ce bouillon sont un peu agressives!
Pour la cuisson, vous faites venir ce court-bouillon à ébullition, vous y plongez les pouce-pieds, et à la reprise de l'ébullition, vous réduisez durant deux à trois minutes à frémissement. Au delà, la chair va durcir à en devenir inconsommable. Notez qu'après cuisson, l'aspect n'a guère changé :
Vous les servez chauds. La dégustation demande une certaine dextérité, rien de vraiment difficile, il faut saisir le bec d'une main, la gaine de l'autre, et effectuer une petite torsion pour briser cette dernière, tout en extrayant la chair, comme ci-dessous, tout en prenant garde aux éclaboussures de l'eau chaude qui forcément, gicle un peu à ce moment de pression.
Bon, je l'admets, on peut être dérouté à la fois par l'aspect et la saveur; lorsque je les ai cuisinés pour ma femme et ma fille, j'ai eu à la fois la déception de constater leur moue poliment dubitative, et l'immense plaisir de manger la platée à moi seul.
Leur goût est sauvage et très marin, bien iodé. Mais attention, pas ce iodé un peu âcre et agressif de moules du large dégustées crues, ni celui parfois écoeurant des oursins ou des violets. Un juste équilibre, qu'on ne va pas troubler par le moindre pipi de citron ou caca de mayonnaise. Un pur plaisir, comme la mer nous en livre souvent, et une de ces bestioles qui font de moi un rêveur aux inspirations inépuisables, pas comme la ressource, hélas...
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