Colombo de tourteau
Le tourteau n'est pas le plus fin des crabes, comme la lotte n'est pas le plus savoureux des poissons. Pour cette raison, je le privilégie lorsque je souhaite le cuisiner dans une sauce relevée, après tout, pourquoi prendre du homard pour la sauce américaine, alors qu'il vaut cinq fois le prix du tourteau et est bien mieux mis en valeur juste grillé ou cuit entier à la vapeur.
L'inconvénient des préparations en sauce, c'est qu'il faut partir d'un animal cru, afin que la symbiose des saveurs puisse opérer durant un minimum de temps de cuisson, il ne s'agit pas seulement d'ajouter une mayonnaise cocktail sur du crabe décortiqué. Autant il est facile de trouver de la jambe de veau crue en rondelles pour cuisiner un osso bucco, autant je n'ai pas encore vu des crustacés vendus portionnés (à l'exception du crabe des neiges dont on vend les pattes décongelées, ou des pinces de tourteau que vous pouvez utiliser pour cette recette, mais la chair des pinces est moins fines que celle du coffre).
Vous allez donc devoir portionner vous même le crabe vivant et là, je ne vais pas me faire que des amis. Espérons que les défenseurs de la nourriture sur pattes sont en vacances, sinon je vais me faire agresser dans les commentaires (je dis "sur pattes", car je les ai jamais vus par exemple se porter au secours des huîtres que l'on mange vivantes, ce qui constitue selon moi le comble de la cruauté).
Je n'utilise pas de crabes morts, mais il m'arrive de choisir pour les préparations en sauce des épattés, c'est à dire ceux auxquels il manque quelques pattes voire une pince, car ils sont alors vendus à très bas prix. Allez, au boulot, âmes sensibles passez votre chemin, les autres, dites-vous qu'une fois que vous aurez franchi cette étape, plonger un crustacé vivant dans l'eau bouillante vous semblera une mesure de clémence.
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Choisissez de préférence des femelles, de taille petite à moyenne, elles ont une saveur plus fine, une chair plus abondante et plus serrée dans le coffre, ce qui les rend parfaitement adaptées à une cuisson en sauce. On les reconnaît à leur large réceptacle à oeufs. On prendra une femelle non grainée, c'est à dire qui n'a pas d'oeufs dans ce réceptacle, vous en trouverez alors de très tendres à l'intérieur, qui faciliteront une bonne liaison de la sauce.
N'empêche le crabe, que tu n'es pas un animal sympa.
Je te prends comme tu m'as pris, par surprise.
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Arrachez les pattes en exerçant une légère torsion, au dessus d'un récipient, car un peu d'eau peut s'échapper, elle n'a aucun intérêt. Attention, s'il en coule une grande quantité, c'est le signe que la bestiole a passé trop de temps sans nourriture en vivier et non un signe de fraicheur : l'animal est étanche..
Certes, ce n'est pas agréable d'avoir les pattes arrachées, comme une vulgaire mouche.
Mais qui est venu mordre Héraclès à la jambe alors qu'il combattait l'Hydre de Lerne?
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Pour les pinces, sauf à connaître exactement l'angle sous lequel elles se disjoignent sans arracher une partie du corps, aidez vous d'un solide couteau (ici, un couteau à désosser).
Le crabe, je n'en pince pas pour toi, même si toi tu me pinces désormais de l'intérieur.
Je te préfère en manchot qu'en Davy Jones.
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Ôtez ensuite le réceptacle à oeufs, en tirant doucement pour évacuer en même temps l'oviducte. Si vous ne savez pas ce qu'est un oviducte, tirez sur tout ce qui vient.
Que voici une poulie fendue peu ragoûtante...
D'ailleurs tes cousins sont chancres et cancers.
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Dégagez l'orifice buccal en enlevant les premières mandibules.
Combien de noyés sont passés par ces mandibules?
Tu leur ouvrais le ventre tandis que les crevettes commençaient par les yeux.
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Rompez la paroi afin de pouvoir glisser un pouce et séparez le coffre de la carapace.
Et paf, droit au coeur, et tu meurs cancer pagerus.
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Voici le résultat et voilà qui explique pourquoi on ne mange pas le crabe vivant.
Comme le chantait Gainsbourg,
"Tu es belle vu de l'extérieur,
Hélas je connais tout ce qui se passe à l'intérieur
C'est pas beau même assez dégoûtant
Alors ne t'étonne pas si aujourd'hui je te dis va t'en"
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Enlevez les branchies situées à l'extérieur du coffre, recueillez les oeufs orangés et la chair brune (le caca de crabe dit-on parfois aussi) et jetez tout le reste, sauf le coffre bien entendu!
Ça te gratouille ou ça te chatouille?
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N'oubliez pas de recueillir les oeufs et la chair brune logés dans les recoins de la carapace, la qualité de votre sauce en dépend!
Bientôt je boirai du rhum dans la carapace de mon ennemi...
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Coupez ensuite le coffre en quatre ou six morceaux, selon la taille du crabe.
Souviens toi quand tu m'as tranché un morceau d'oreille,
contrairement à ta pince, elle n'a pas repoussé...
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Ci-dessous, un crabe bien habillé, mais le boulot n'est pas terminé.
Écorché vif, c'est bien à ton tour...
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Si vous avez un peu de respect pour les vêtements de vos convives, au lieu de les laisser se débattre à table alors qu'elles sont enduites de sauce, pré-cassez les pattes. Utilisez un casse-noix, j'ai une préférence pour ce modèle réversible, qui permet d'aborder avec sérénité tout calibre de guibole. l'opération aussi pour mérite de permettre à la sauce de pénétrer et de parfumer la chair.
Tu mesures enfin l'effet que produit une pince sur un doigt innocent.
Il n'a pas repoussé non plus.
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Le même outil est utilisé de façon contondante pour briser les pinces. Il faut doser les coups, ne pas les écraser sous peine que la chair s'en échappe à la cuisson et de croquer des débris de carapace.
Vous pouvez à présent quitter l'abattoir et passer en cuisine.
Et toi le crabe, tu peux aller au diable.
Quand tu y seras, dis-lui de me rendre mon peigne
et salue mes potes qui l'ont déjà rejoint.
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Colombo de tourteau
Ingrédients
- deux tourteaux vivants de taille moyenne ou petite (ou des pinces)
- graines à roussir
- trois oignons rosés de Roscoff
- deux petits bulbes de fenouil
- rhum blanc
- deux citrons verts
- un citron jaune
- un verre de lait de coco
- deux chayottes (ou christophines, chouchous...)
- mélange d'épices pour colombo
- un piment lanterne (bonda man' Jacques)
- feuilles de mélisse (ou de coriandre)
Les graines à roussir sont un mélange de graines de cumin, de fenugrec et de moutarde jaune. Si vous n'en trouvez pas de tout prêt, faites votre propre mélange, voire n'utilisez qu'une ou deux de ces saveurs. Vous pouvez aussi varier avec des grains de coriandre, un peu de clou de girofle, etc...
Quant au colombo, je vous ai déjà raconté son histoire ici, et d'autres encore sur les crabes, de moins gores certes (quoique), mais il faut de tout pour faire un blog. CdM a démarré voici quatre ans précisément ce jour. Une bonne occasion pour remercier ceux qui ont la gentillesse (et la patience) de me lire, comme ceux qui participent de plus près à cette aventure, j'aurais surement lâché la pince sans leur complicité.
Ma femme et ma fille au premier chef, qui supportent ces manies d'innovation, de cabotinage, de photographies au moment de manger... C'est ma fille Mathilde qui a assuré le reportage sur le décorticage du crabe. Sa main n'a pas tremblé, aucun flou!
Recette
Apprêtez les crabes comme ci-dessus, ou si vous utilisez des pinces, fendez les pour faciliter leur décorticage à table.
Épluchez les oignons et les bulbes de fenouil, puis hachez les au couteau, pas trop finement. Pelez la chayotte (rincez vous les mains tout de suite après, ou mettez des gants, car la sève est un peu corrosive à cru). Coupez là en gros morceaux après avoir ôté la partie spongieuse autour du petit noyau souple. Pressez les citrons.
Mixez la chair brune et les oeufs des crabes de façon à obtenir un mélange bien homogène, que vous utiliserez comme liant (si vous utilisez des pinces, trouvez un autre liant)
Faites chauffer les graines à roussir à sec au fond d'une cocotte, une fois que leur saveur se dégage fortement et qu'elles ont un peu commencé à colorer, ajouter de la matière grasses (j'utilise un mélange d'huile et de beurre, du ghee serait approprié mais je n'en avais pas en Bretagne). Faites revenir l'oignon et le fenouil, jusqu'à une légère coloration et ajoutez les morceaux de crabe que vous faites vivement sauter.
Flambez au rhum blanc, ajoutez les morceaux de chayottes et versez le mélange mixé d'oeufs et de chair brune, les jus de citron, le lait de coco puis éventuellement un peu d'eau (idéalement, du bouillon de légume ou un fumet de poisson léger, mais hein...) de façon à ce que le liquide monte aux trois quarts de la cocotte.
Ajoutez le mélange d'épices à colombo, assez copieusement, ainsi que le piment enfermé dans une boule à épices ou à thé, voire une mousseline. Ce piment est très fort mais il parfume beaucoup, c'est pourquoi on l'utilise ainsi contingenté.
La cuisson est assez rapide, elle est parfaite lorsque les chayottes sont encore un peu fermes, mais se laissent traverser par la lame d'un couteau. A partir de ce stade, tenez le plat au chaud jusqu'au service. A ce moment, présentez en répartissant les herbes, la mélisse s'accorde particulièrement bien à la saveur des crustacés.
Prenez garde à ne pas trop mélanger, surtout en fin de cuisson, sous peine de voir les morceaux se briser et se vider. C'est ce qui a failli à arriver à cette pince échouée dans mon assiette? Nous avons bu Zoé, en rouge, la cuvée d'entrée de gamme de la Préceptorie de Centernach, un vin souple, soyeux et charmeur, parfaitement à l'aise sur les saveurs épicées, à ma grande surprise...
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Cuisine de la Mer
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