Carrelet à la crème à l'orange et basilic
La limande-sole vous est déjà bien connue, en revanche, vous rechercherez bien en vain la sole-carrelet, qu’on rencontre toutefois fréquemment dans les cuisines, c’est tellement plus facile à entretenir…
Les noms hybrides sont relativement rares dans le monde marin, à part le requin-baleine, je n’en vois pas beaucoup d’autres. En revanche, la multiplicité de noms désignant une même espèce est fréquente, un peu comme pour les champignons qui ont presque autant de noms vernaculaires qu’il y a de sous-bois.
Prenez par exemple le calamar, tolérable quand on se contente d’avaler une lettre pour l’attifer en calmar, mais assez déroutant dans ses habits de toréador d’encornet, plutôt poétique quand il est chipiron (c’est le nom basque, ne pas croire la vieille antienne : « Ils ont des chipirons, vivent les bretons »), et limite érotique en supion (toutefois, ce mot désigne parfois une petite seiche, ce qui enlève beaucoup d’érotisme au sujet). On remarquera que plus l’intérêt gastronomique d’un animal ou d’une plante sauvages est élevé, et plus il est affublé de nombreuses appellations. Par exemple, on compte au moins une vingtaine de noms pour désigner le cèpe, tandis qu’une mycose des pieds ne déclenche pas autant de créativité.
Le carrelet est aussi nommé « plie », surtout en Bretagne. Rien à voir pourtant avec une origine bretonne, puisque dans notre belle langue, ce poisson est le lizenn, un bien joli nom, que je n’ose employer lorsque je le cuisine, je vous raconte pourquoi...
Le Plateau du Lizenn est l’étendue sous-marine au nord de laquelle est construit le phare de la Vierge, dont je vous ai souvent parlé, un endroit où mes ancêtres furent alternativement naufrageurs (avant le phare), goémoniers, pêcheurs, marins au loin, glandeurs (cette dernière occupation concernant ma génération). Mon grand-père m’y menait souvent, me désignant les passes piétonnes, le marnage mystifiant, les courants contrariants, les récifs sournois, les coins de pêche, me racontant les merveilles de la mer à découvert et les contes de la marée montante.
J’écoutais toutes ces mailles vivantes qui ont tissé mon imaginaire amariné, mais mon inspiration de gosse ciblait un poisson immense supportant sur son échine tous ces rochers fantasmagoriques, ces ilots et ce phare ; elle découvrait sans surprise que le sable formé en vaguelettes à marée basse plissait les plis de la plie. Sachez-le, j’y songe encore lorsque j’arpente ces grèves où je renoue avec mes amarres vitales. Je me dis qu’un jour sans doute, le Lizenn s’ébrouera de son sable, et s’en ira avec sa cargaison de paysages magiques vers un endroit où les hommes sont moins cons, s’il en reste…
En réalité, ce plateau sous-marin a probablement été ainsi nommé parce qu’il était pavé de carrelets ; il fut un temps où il était le poisson le plus facile à attraper, dans les filets, en bout de ligne, en chasse sous-marine, ou simplement en marchant dans cinquante centimètres d’eau et en plantant une fourche un peu au hasard. Une abondance pour pêche facile, et donc telle ne fut pas ma surprise de découvrir que le carrelet entre dans la liste des espèces halieutiques menacées. Pourtant, il ne fait pas partie des poissons plats dits nobles, comme le turbot ou la sole, on ne le voit que rarement à la carte des restaurants, son prix à l’étal des poissonniers est plus que modéré, à ce point que je me demande si les japonais connaissent son existence…
Alors non, ce ne sont pas nous autres pêcheurs bassiers qui avons mis en précarité cette espèce, il y a bien longtemps que je ne vois plus de pêcheurs à la fourche, moi-même je n’y vais plus, ras le bol de ne piquer que des bidons ou des cannettes… En fait, c’est lors de la pêche au chalut visant les soles que le carrelet est capturé, et rejeté mort à la mer. Dans ce monde baroque, il faudrait arrêter de manger de la sole (pas trop souvent non plus, elle se fait de plus en plus rare) pour préserver le carrelet…
Dans un monde tel que je l’espère, les bateaux de pêches devront ramener à la criée toutes leurs prises, au lieu de ne se consacrer qu’à accumuler les espèces les plus rentables, en jouant sur les quotas et la capacité de stockage de leurs cales. La surpêche n’est pas seulement un problème de consommation, même si notre vigilance de piscivores doit rester affutée, elle est aussi une question de gaspillage. Je suis content d’avoir lu ceci, j’espère que ce sera mis en application. Un poisson pêché doit être valorisé et non balancé par-dessus bord. Je sais, c’est plus simple à dire qu’à faire, il y faut des encouragements financiers, la simple prise de conscience dont les pêcheurs sont pour beaucoup convaincus ne suffit pas à les faire vivre. Il est urgent d’aider cette profession qui manipule à large échelle le monde sauvage, à vivre maintenant et durablement.
Drôle d’animal quand même que ce carrelet, comme la plupart des poissons, il a une sale gueule, une bouche pleine de morgue et de grands yeux étonnés… ce qui m’étonne le plus, ce sont les taches orangées dont il est parsemé, j’allais écrire quadrillé. Habituellement, les taches sur les poissons ont une origine magique, je vous l’ai raconté par le détail pour le saint-pierre, dont les marques noires sur les flancs seraient les stigmates des doigts de l’apôtre éponyme. Qui donc a bien pu se saisir du carrelet, lui laissant ces marques? Je ne vois qu’une épave rouillée de dieu marin tentaculaire qui aurait pu le fer, mais dans l’attente de recherches plus approfondies et dans un souci de mimétisme, je me suis décidé à le cuisiner à l’orange, mécanique de mon cerveau en vacances.
Carrelet à la crème à l'orange et basilic
Ingrédients
- un gros carrelet
- une orange bio
- feuilles de basilic frais
- échalotes
- vinaigre de cidre ou de jerez
- beurre
- crème fraîche épaisse
- sel
- poivre noir
Un gros carrelet fait au moins 1,5 kg; en dessous de ce poids, vous risquez d'être déçus par la qualité de la chair. Sion peut la comparer à celle de la sole, elle est beaucoup moins ferme, voire cotonneuse pour les petites pièces qu'il faut frire rapidement pour les apprécier. En revanche sur les grosses pièces, elle a une bonne tenue sans être aussi raide que celle de la sole, elle ne contient pas plus d'arêtes que cette dernière, et sa saveur est plus prononcée, délicatement iodée. Le printemps est la saison idéale pour les poissons plats, ils abondent en effet en cette période, et leur qualité est excellente.
On se demande encore ce qui a pris aux organisateurs des éliminatoires régionaux du concours de Meilleur Ouvrier de France de choisir ce poisson comme sujet, à la fin du mois de novembre. Les candidats devaient plancher sur un carrelet de 2,5 kg, à braiser et à laquer au beurre de homard (comme quoi il n'y a pas que moi que points orangés ont inspiré). Bref, un gabarit de poisson assez difficile à trouver en cette saison (on ne les cultive pas hors-sol, comme les tomates ou les fraises dans Top Chef, quand je pense que ce sont les mêmes jurés qui viennent donner des leçons de bon produit au bon peuple hébété-lé), mais les candidats n'avaient pas le choix, tant pour s'entraîner que pour l'épreuve, et il y a eu en novembre une véritable ruée sur les gros carrelets, à ce point que leur prix est monté jusqu'à 250 euros le kilo en criée, du jamais vu... pour ce poisson dont le cours évolue ordinairement entre 1 et 5 euros le kilo.
Celui que j'ai cuisiné pesait 2,5 kg, il m'a coûté 7,40 euros le kilo à l'excellente poissonnerie L'Aquarium de Brest, et pour ce prix plus que raisonnable, ce fut un festin de roi.
Recette
Le carrelet est vendu vidé à l'avance par le poissonnier, il ne reste plus qu'à l'ébarber. Une fois habillé, placez-le sur une plaque à cuisson sur laquelle vous aurez passé un léger coup de pinceau d'huile, pour éviter que ça ne colle. Salez et poivrez. Vous pourriez vous arrêter là, le cuire et le servir avec un filet d'huile d'olive et de la fleur de sel, mais on va quand même continuer la recette...
Prélevez à la râpe le zeste d'une orange (d'où l'intérêt d'utiliser un produit de culture bilogique), et récoltez la moitié du jus du fruit.
Hachez quatre ou cinq échalotes que vous faites cuire à feu vif une dizaine de minutes avec un demi-verre de vinaigre. Une fois le vinaigre bien réduit, pressez dans une étamine; vous devez obtenir environ deux cuillers à soupe de concentré.
Coupez des feuilles de basilic en fins rubans. Pour les obtenir, il suffit de rouler ensembles une dizaines de feuilles, puis de couper en fines tranches le boudin ainsi constitué.
Placez le poisson dans le four chauffé à 200°. Le temps de cuisson dépend bien entendu de la grosseur du poisson, à titre indicatif, celui-ci a passé une vingtaine de minutes au four. En fait, je considère qu'un poisson est cuit lorsque ses yeux sont devenus blancs, et il est rare que je n'obtienne pas alors une cuisson idoine, rose à l'arête.
Faites fondre 150 g de beurre à feu doux et ajoutez alors trois cuillers à soupe de crème fraîche épaisse et le zeste d'orange. Une fois la crème fondue, incorporez le vinaigre réduit et le jus d'orange, salez et poivrez, et laisser cuire à feu doux en remuant régulièrement.
Le carrelet a une peau assez épaisse, qui protège bien la chair durant la cuisson et la garde justeuse. Les morceaux de filet sont très facile à lever sur un poisson de cette taille, mais prenez quand même le soin de prévoir des assiettes chaudes pour le dressage : la garniture, le poisson nappé de sa sauce puis les lanières de basilic.
Puisque c'est aussi la saison des asperges, c'est ce légume que j'ai choisi, de très grosses violettes du Gard, un vrai régal avec peu d'amertume. Je les ai pelées, coupées à la même taille, blanchies cinq minutes à l'eau bouillante et aussitôt égouttées et j'ai arrêté leur cuisson en les plongeant dans de l'eau glacée. Je les ai ensuite fendues en longueur et doucement rissolées au beurre, un peu trop longtemps, normalement on les sert plus blondes.
Il est rare que je prépare des sauces crémées, elles sont cependant très bien adaptées à ce poisson très maigre. Le parfum d'orange était marqué mais ne masquait pas la saveur du poisson; le trait de vinaigre concentré à l'échalote apportait du tonus à cette sauce qui aurait été douceâtre sinon. Quant au basilic, il répondait aussi bien à l'orange qu'aux asperges.
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