Caca nerveux
Ne fuyez pas tout de suite, il ne s’agit pas d’une recette à la fleur de selles ou de poulpe au pot, pas plus que de boulettes de pétrole ou de boues rouges sur les plages.
Ce jour là donc...
« Caca nerveux » est une expression signifiant qu’on s’énerve soudainement, parfois sans que les raisons d'en chier une pendule ne paraissent justifiées ou même pausibles au regard des autres. Ce jour-là, dimanche 17 avril donc, les autres étaient plutôt en fête, s’apprêtant à regarder parqués derrières des barrières, passer des mecs pédalant en groupe. Une course cycliste classique paraît-il, le Tro Bro Leon, en gros le Tour du Finistère Nord.
Bon, les gars de la selle et du dérailleur réunis, ils ne font que passer un instant dans mon patelin, Lannilis capitale du monde, mais nos édiles ont joué de zèle, pensant sans doute qu’un mec plus dopé que les autres, ou simplement pressé d’en finir, allait se pointer avec quatre heures d’avance sur le peloton, déclenchant une émotion populaire aussi importante que lorsque le morbihannais Jean Robic a remporté le Tour de France en 1947 (d’ailleurs lorsque je fais du vélo dans la campagne, il y a encore des vieux qui surgissent des talus, brandissant leur canne et éructant « Vas-y Robic ! », ce qui prouve bien que les barrières ont leur utilité).
Cela dit, lorsque je me suis pointé à Lannilis de bonne heure et débonnaire, avec l’intention d’acheter le pain et le journal, je me suis tout à coup senti dans la peau d’un berlinois pendant la guerre froide, ne pouvant plus serrer la main de ses potes logés de l’autre côté du mur.
Lannilis-Ouest et Lannilis-Est n’appartenaient plus au même monde; arrivé curieusement par l’est, je n’ai pas eu de difficulté à me rendre à l’excellente Maison du Boulanger, acheter leur nouveau pain au lin qui est une merveille, mais pour me procurer Le Télégramme, j’ai dû me faufiler par une brèche clandestine ouverte par de courageux partisans (se relayant pour garder les poussettes d’enfants, trop larges pour franchir le passage) entre le Crédit Agricole, sur la rive est de la route principale, et la Maison de la Presse, située sur la rive occidentale. Quant à rejoindre ma bande de vilains au bistrot du coin, même pas la peine d’y penser…
D’ailleurs, il était temps que je file, d’impressionnantes escouades de motards de la gendarmerie sont arrivées, gyrophares et sirènes aussi allumés que toi l’autre soir, suivies de motards civils, équipés de sifflets et de brassards, et tu sais comme moi que quand on donne un sifflet et un brassard à un type, ça peut mal finir… Ce qui nous a étonné, c’est que cette équipée sauvage roulait à contre-sens de la course, sans doute pour vérifier si quelques grognons n’avaient pas décidé d'organiser une manif pour bénéficier de la couverture médiatique mondiale de l’évènement (très à la mode ces derniers été, les manifs au long du Tour de France). Comme quoi même la maréchaussée et ses auxiliaires sont mal informés, car l'hostilité a déserté jusqu’aux porcheries les plus reculées :
Pendant ce temps, les rares routes encore praticables se fermaient, et j’ai dû ensuite user de stratagèmes et de raccourcis ondulés que seules les vaches d’une autre époque ont connu pour rejoindre la maison; à un moment, j’ai failli abandonner la voiture et rentrer par la mer, en espérant ne pas tomber sur une compétition de pédalo ou autre promène-couillons.
Dans ces moments-là, il y a toujours quelqu’un pour t’expliquer que tu es excessif, que les gens ont bien le droit de s’amuser comme ils le veulent, que ça n’arrive qu’un fois dans l’année, etc.. Justement non, cela se produit beaucoup plus souvent, des courses cyclistes, des randonnées machins ou des boucles trucmuches, c’est souvent. Ajoutez à cela que lorsque que survient un tel évènement, il provoque l’émulation et dès lors les routes sont encombrées de vélos en tous genre, des engins futuristes pour aller très vite, aux biclous à clous pour pratiquer tous les chemins et tous les terrains (mais tellement mieux sur la route où au moins il y a des gens pour les voir), bref, l’horreur en grappe…
Je me m’étonne toujours du matériel qu’il faut désormais pour faire du vélo, du nombre de vitesses dont sont munies les montures, que si on m’installait les mêmes sur mon chalutier à roulettes, je serais bien enquiquiné pour les utiliser. Des lunettes de mouches, des casques d’araignées et surtout des maillots comme les pros, constellés de marques commerciales, en cela le cycliste du dimanche est encore plus bête que le blogueur qui lui au moins, se fait envoyer des échantillons gratuits.
Le caleçon noir est quand même plus seyant...
Des fois j’imagine un monde meilleur, où puisque tous ces gens ont une saine envie de pédaler jusqu’à plus soif (un état très rare en Bretagne où les vélos finissent immanquablement garés devant les bistrots), on leur installerait des champs de pédaliers comme on plante des champs d’éoliennes, en plein air ou à couvert pour le jour de pluie (nous en n’avons eu qu’un seul à ce jour depuis le début du printemps). On organiserait des concours richement dotés pour ceux qui produisent le plus de de KW/H, avec des simulateurs de côtes et des klaxons de voitures pressées pour l'ambiance. Compte tenu du service rendu à la collectivité, les produits dopants seraient remboursées par la Sécu et le maillot à poils du meilleur grimpeur attribué au Dom Juan du troupeau.
Il fut une époque où j’aimais bien le Tour de France, les vues en hélico de coins de France inconnus (aujourd’hui, toutes les entrées et sorties de ville se ressemblent), je plaignais la pauvre Miss Charcuterie locale, obligée de subir la bise du vainqueur en sueur, brandissant une peluche bancaire et un bouquet sponsorisé. Aujourd’hui, il m’ennuie à outrance, tout autant que le foot, figurez-vous que ce dimanche de Pâques, je pensais être peinard, quand ce matin j’ai appris au Djeloupa, l’un de mes rades de Lannilis, que le PSG se déplaçait le soir à Brest…
Je ne vais pas parler de foot aujourd’hui, je me suis déjà fâché avec une partie de la population à roulettes avec ce billet (à laquelle je signale que j’ai deux vélos, mais que je ne fais pas chier le monde pour autant), mais sachez que lors de mes séjours à Paris, j’habite très près du Parc des Princes et que c’est l’enfer au moins chaque quinzaine… Notez aussi que le temps me manque pour traiter du bobo parisien en Vélib', et pourtant, j'ai du dossier.
Donc c’était un caca nerveux
Lorsque je sais que le patelin va être en état de siège je prévois mes repas à l'avance, il n'y a que le journal et le pain frais que je ne peux anticiper. Ce jour-là, j'avais prévu entre autres une très belle araignée de mer, ce crustacé n'est jamais meilleur qu'au printemps, d'une grande douceur et d'une finesse incomparable.
Toujours énervé et bougon, je décortiquais l'animal, et tombais sur une abondante chair brune, celle-là même qu'on nomme "caca de crabe" ce qui semble être une appellation très bretonne. De fait, il y a trois types de chair dans un crabe, la blanche qui constitue les muscles, qu'on trouve aussi bien dans le coffre que dans les pattes; la rouge ou orangée est celle des gonades et des oeufs, délicieuse aussi. Quant à la chair brune, elle constitue l'appareil digestif de l'animal. Il faut la goûter avant de l'utiliser, car elle peut être de saveur âcre, amère voire trop forte.
En cette saison, elle est généralement délectable, très douce, iodée et crémeuse. Presque trop douce, j'ai eu donc envie de lui donner un peu de nerf (d'où le vrai caca nerveux de la recette que j'aurais pu appeller "cacaïade" pour faire méridional, mais j'en connais qui m'auraient causé de cagade...), pour la déguster à l'apéro, et le seul fait de préparer cette recette m'a redonné le sourire, comme quoi, avoir un petit vélo dans la tête ne peut pas faire de mal...
Chair brune d'araignée sur canapé
Ingrédients
- chair brune d'araignée
- mayonnaise maison
- eau de vie cidre (ou Calvados, Cognac à défaut)
- salicorne
- Kari Gosse
- poivre noir
- sel fin
Le Kari Gosse est un mélange épicé concocté au sud de la Bretagne, dont je vous ai déjà parlé ici. Les parisiens peuvent en trouver à l'Epicerie de Bruno, sinon vous obtiendrez quelque chose d'approchant en mélangeant à parts égales du piment d'Espelette, du paprika et un curry doux du commerce.
La salicorne, ce n'est pas encore vraiment la saison, mon copain chef Jean-Luc L'Hourre (Auberge des Abers à Lannilis), m'en a passé une belle brassée de culture, dont la plus grande partie se picklelise dans du vinaigre de cidre et du vin blanc, mais dont j'ai conservé quelques tiges pour ce plat.
Recette
Elle est extrêmement simple, il suffit de mélanger deux cuillers de mayonnaise à quatre ou cinq cuillers de chair brune, puis d'y incorporer un trait d'alcool et les épices. La salicorne n'est utilisée qu'ensuite. Bon évidemment, après avoir doucement battu à la fourchette sans trop forcer pour ne pas trop déstructurer la mayonnaise, vous obtenez ceci, qui je vous l'accorde, donne moyennement envie de passer à table. Ambiance macarons et cupcakes non garantie...
Il faut donc encourager vos convives, en tartinant les premiers canapés, et fleurir un peu l'endroit, après tout le bucolique n'a jamais constipé personne. Bref, sur une tranche fine de pain de seigle légèrement toastée, vous étalez cette crème de chair brune, vous placez un fragment de salicorne choisi dans la partie tendre, et la fleur comestible de votre choix...
Ca a tout de suite une autre allure, et figurez-vous que nous avons trouvé cela délicieux, sinon par ailleurs, je n'en aurais pas parlé ici. Notez que je n'ai pas vraiment innové, dans quelques familles du coin, cela fait bien longtemps qu'on mélange cette chair brune à de la mayonnaise, relevée ou non de cognac, et qu'on la présente en sauce d'accompagnement de l'araignée. Cela dit, je trouve la chair de ce crabe tellement fine que je la déguste nature (avec une bouchée de pain-beurre ou de pain-mayo de temps en temps), et du coup, je suis plutôt content d'avoir eu cette idée toute simple de mettre cette partie du crabe en valeur séparément du reste de l'animal.
Nous avons bu du Quincy, pourtant j'aurais adoré servir cet excellent vin pour philosophes.... un bel assemblage de syrah et grenache, du Languedoc ou pas loin, mais un blanc convenait mieux, c'est quand même plat très iodé...
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