Kari de lieu jaune au cidre
En ce premier avril, le seul jour du poisson qui ne tombe pas obligatoirement un vendredi, je ne pouvais décemment pas laisser plus longtemps ce blog abandonné de tous, telle une coque délabrée sur une plage inconnue. Alors voici une recette de kari remontant au plus profond des âges et qui n’a épargné aucune civilisation.
Il ne faut pas confondre kari et canari, pas plus que tamoul et marinière
Ceci posé, "kari" est à l’origine un mot tamoul, que les anglais ont transcrit en "curry", car bien entendu, ils ne savaient pas sanscrire… Kari désignait une façon de cuire les aliments, de les mijoter, puis la sémantique a glissé pour désigner désormais un mélange d'épices ou un plat assaisonné de ces épices.
L’allusion à ce mode de cuisson est encore perceptible dans certaines civilisations, ainsi les trappeurs canadiens accommodaient ainsi l’orignal, et de la même façon retentissante qu’ils avaient de hurler "Justin Timber" quand ils abattaient un arbre, ils braillaient "kari bout" quand le ragout d’orignal venait au feu, ce qui était mauvais signe.
Pareillement en Afrique d’ailleurs, où le dicton "karibou bouillou, karibou foutou" est encore chuchuré par certaines grand-mères édentées.
Les grecs connurent très tôt le kari également, c’était même l’un des plats favoris des lacons, qui se le faisaient servir par des jeunes filles spécialement entrainées à porter des plateaux de victuailles sur la tête sans laisser trainer les cheveux dedans, les cariatides. A ce régime les lacons engraissaient, ce qui était mal vu en Grèce, aussi devaient-ils abandonner les plats en sauce et passer au régime "salade romaine et noyaux d’olives", ce qui les faisait grimacer. A ce point que l’expression "passer de kari en salade" s’était répandue jusque dans la septentrionale région de Karyes, où pourtant on n’avait rien à craindre de tels écueils.
De Grèce, le kari s’est répandu dans tout le monde occidental, en Italie bien entendu, où le Kari Baldi ne cache pas ses origines indiennes, et bien plus loin, on a vu le cas du Canada. On peut tout aussi bien entendu citer le Brésil avec le fameux kari au coca, dont on a fait un film et une danse. Dans les îles caraïbes (Kari-Beans Islands au départ, qui ne l'oublions pas était une recette de haricots, découverts en même temps que l'Amérique) également, où il est devenu colombo à cause des portugais de Ceylan (ça a l’air compliqué, mais vous pourrez trouver le fil tamoul du sous-titre dans ce billet).
Kari Baldi en chemin vers l'écurie
Aux Etats Unis par contre, on eut la Guerre du Kari, provoquée à l’origine par un kari liquide, une boisson alcoolisée de couleur jaune simplement nommée Kari. Elle était aromatisée aux épices et aux herbes, comme il se doit dans ce genre de recette. Elle eut un succès fulgurant dans tous les Etats, à ce point que les hommes du pays ne décollaient plus des saloons et autres lieux fréquentés par le dévoyé cod-boy Kary Cooper.
Par un curieux hasard de l’histoire, ce fut une femme nommée Curry Nation (ça ne s’invente pas, le nom est véridique, comme d’ailleurs toutes les révélations de ce billet) qui mit le feu au kari. Cette femme, une caricature de Ma Dalton (à moins que ce ne soit l’inverse), a été durant la seconde partie du XIXe Siècle, l’avant-garde de la prohibition aux USA, se rendant dans les estaminets pour saccager à coup de hache les bouteilles d’alcool. Ce qui suit se passe de commentaire...
Tout ceci conduira un peu plus tard à la Prohibition d'état, Al Capone et Les Inkariptibles. C'est à la fois pour oublier le prénom de cette créature et pour tromper les limiers d'Eliot Ness, qu'on modifia le nom de ce kari, pour le transformer en rikar. On a connu un phénomène analogue en Turquie, sous la pression religieuse interdisant l'alcool, où on dut transformer le kari en raki pour prendre l'apéro sans se faire charier (avis aux sourcilleux : c'est exprès que je n'ai mis qu'un "r").
Les français, toujours prompts à copier les moeurs alimentaires américaines, imitèrent ce breuvage, se contentant de franciser le nom en Ricard, un peu comme nous avons le Breizh-Cola ou que les parisiens ont l'eau courante. Ce n'est pas pour autant qu'on en a fini avec la pudibonderie et les interdits incompréhensibles...
Kari de Bretagne
Nous autres en Bretagne, sans rire, nous n'allions pas utiliser un mot anglais tel que "curry". Aussi, c'est sous la forme "kari" que nous désignons ces mélanges, comme les plats qu'ils assaisonnent. La plus bretonne de ces poudres est le Kari-Gosse, mis au point par un certain Monsieur Gosse, pharmacien-apothicaire à Lorient au XIXème siècle.
Il déposa un brevet pour ce Kari, exploité aujourd'hui par un autre pharmacien, son descendant Ernest Pouezat, installé quant à lui à Auray, ville connue également pour sa pâtisserie architecturale religieuse, et la mauvaise qualité de ses ceintures. Bonne réputation vaut en effet mieux que ceinture d'Auray, c'est vous dire…
Le kari dont s'est inspiré le grand Gosse serait celui de pêcheurs de la région de Pontdichéry, au sud-est de la Péninsule Indienne. La recette en est tenue secrète, elle serait composée de piment rouge, coriandre, cumin, curcuma, girofle, cardamone, cannelle et fenugrec. Ces ingrédients sont désormais presque tous disponibles en supermarché, on peut donc jouer comme un vrai Gosse à élaborer ses propres mélanges.
Il fut un temps pas si lointain où cette poudre ne pouvait s'acheter que dans un réseau de plus en plus restreint de pharmacies bretonnes, aujourd'hui si cela vous tente, vous pouvez le trouver sur Internet, et/ou à l'excellente Epicerie de Bruno, où il figure au milieu de quelques merveilles, dont les épices vietnamiennes de Didier Corlou que vous ne trouverez que là-bas (ou à Hanoï dans ses restaurants)
Bruno, comme d'ailleurs Didier, est breton; ce qui explique non seulement le Kari Gosse, mais aussi cet échange autour du Vietnam.
Les bretons ont utilisé le Kari Gosse essentiellement pour accommoder les produits de la mer, il faut avouer qu'il se défend pas mal sur les crustacés, comme le homard ou même la langoustine, mais pour autant je n'en suis pas un grand amateur. Il a beaucoup de force, il est plutôt pimenté, et disons le carrément, il manque un peu de finesse.
Aussi, je préfère généralement m'adresser aux grands alchimistes des épices, comme Olivier Roellinger par exemple, nonobstant le caractère historique du Kari Gosse que j'utilise quand même de temps en temps par nostalgie…
Kari de lieu jaune au cidre
Ingrédients
- un lieu jaune ou des darnes
- deux oignons rosés de Roscoff
- six échalotes
- une bouteille de cidre fermier but
- curcuma
- poudre de curry
- piment rouge en poudre
- persil frisé
- beurre
- sel
- poivre blanc
Le petit lieu jaune aux yeux bleus ci-dessous pesait pas loin de deux kilos, il faut bien ça pour pouvoir couper des darnes de taille suffisante, et à la chair assez ferme. Habitué à acheter (voire pêcher) des poissons entiers, je me suis équipé du couteau à scie qui va bien, à défaut laissez votre poissonnier couper les darnes.
D'aucun s'étonneront de me voir utiliser du persil frisé, alors que l'unanimité veut que le persil plat ait plus de goût. Certes, il a une saveur plus forte, mais du coup il est moins fin et par ailleurs, la saveur un peu anisée du persil frisé convient bien à cette recette...
Recette
Ecaillez et videz le poisson, couper le en darnes, en conservant la tête qui est assez charnue. Lavez soigneusement. Pelez et émincez les oignons.
Dans une large cocotte et dans un peu de beurre, faites revenir les oignons et les échalotes jusqu'à une légère coloration, ajouter une cuiller à café de curcuma, que vous faites un peu cuire, ce qui permettra à la sauce d'épaissir (l'usage ancien était plutôt de mettre de la farine, vous pouvez toujours le faire si ça vous chante, vous obtiendrez une sauce plus épaisse).
Ajoutez la poudre de curry (ici, j'ai utilisé le "Curry Corsaire" d'Olivier Roellinger, particulièrement adapté aux poissons et aux fruits de mer, je trouve). Mouillez avec le cidre, ajoutez le sel et le piment, à votre goût.
Lorsque le mélange est à nouveau bien chaud (petit bouillon), vous y disposez les darnes de lieu jaune, qui doit être mouillé à hauteur, d'où l'intérêt de choisir un récipient de cuisson assez large pour cette préparation. Laisser cuire à feu moyen pendant environ huit minutes, en retournant une fois en cours de cuisson. Dressez le plus artistiquement possible dans un plat de servie, ou en assiette, nappez de la sauce et parsemez de persil frisé haché.
Vous pouvez bien entendu utiliser d'autres poissons, c'est par exemple l'une une façons agréable de manger du congre. Le maquereau aussi convient bien au curry, en particulier des lisettes entières... Bon évidemment, l'oeil est tout de suite moins bleu après cuisson...
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