Coquilles saint-jacques au riz grillé
Que de casse dans le Vendée Globe, faites-un peu attention les gars et la fille (hélas, trop tard pour elle et c'est bien dommage), "course en solitaire" ne signifie pas qu'il doit ne rester qu'un seul bateau à l'arrivée. D'autant que si j'ai tout bien suivi, les avaries subies sont toutes dues à des collisions avec des objets plus ou moins identifiés, voire un chalutier ou l'un des bateaux accompagnateurs du départ (dont l'une de ces coureuses du grand large dont je tairai le nom, me disait entre deux gorgées de Chablis qu'elle les dégagerait bien à coups de canon, tellement ils sont parfois inconscients et dangereux).
Les marins doivent être pressés de rejoindre les eaux moins encombrées des quarantièmes rugissants et des cinquantièmes hurlants. Au moins là-bas, si leur bateau subit une avarie, ils la devront à la nature, vilaines tempêtes et gros glaçons, voire cétacé intrigué. Evidemment, leurs bateaux sont fragiles, ils sont conçus pour aller vite, encore plus vite, toujours plus vite... et ça casse au moindre obstacle.
Mon premier échouage, je le dois également à un choc à la quille (ou plutôt la dérive) de mon voilier, qui l'a rendu ingouvernable. J'avais quinze ans (non, on ne m'appelait pas "Un capitaine de quinze ans" mais "Le repris de justice", rapport à mon bonnet marin, déjà un peu trop enfoncé à l'époque), et j'étais "aide-mono", c'est à dire que je faisais pratiquement le même job qu'un moniteur de voile sans être payé. Cela dit, ça restait une bonne affaire, je m'acquittais du prix de quinze jours de stage, mais je pouvais ensuite naviguer tout l'été, à condition de filer un sérieux coup de main.
C'était un lundi matin, ça soufflait bien, trop bien même pour laisser nos stagiaires de la semaine précédente se balader en Vaurien, pas question non plus de laisser les plus petits seuls sur leurs Optimist, on les aurait retrouvés échoués en grappe sur les côtes anglaises, en face donc de ce port du Correjou en Finistère Nord, où je faisais habituellement des ronds paresseux dans l'eau, le genre promène-couillons.
Bref seules les Caravelle pouvaient tenir la mer sans que le bateau de sécurité soit trop rapidement débordé à repêcher les branleurs. Et voilà qu'on me confie une Caragogne, avec un équipage hétéroclite : deux stagiaires parisiens pondus du petit matin, deux gamins habituellement en Optimist, et un stagiaire supposé aguerri (mais je l'avais vu quelques jours avant couler le moteur hors-bord d'une vedette au mouillage, rien qu'à l'accrocher du hauban en rasant la poupe de trop près)... A l'époque, on ne se laissait pas trop ligoter par le principe de précaution, même pas certain qu'on connaissait l'expression...
On grée, on quitte le quai, carrément au grand largue, jamais vu une Caragogne autant frémissante d'aller vite, même aussi chargée que l'haleine d'un phoque alcoolique, c'est plutôt un veau ce bateau. J'étais assis à la barre, me régalant déjà de la matinée. Je ne sais pas ce qui a pris à mes deux parisiens frais-pondus, les voilà qui se lèvent, sans doute pour se prendre une bonne bolée d'embruns, va savoir...
Je leur dis gentiment de s'asseoir, vu qu'ils me bouchaient carrément l'horizon, mais ils se contentent de me regarder comme si j'étais celui qui allait leur gâcher leurs premiers moments de voile. A peine le temps de répéter tout aussi gentiment "Pose ton cul crétin !", que boum, un gros choc à la coque, qui au moins a eu pour effet salutaire de faire tomber sur leur susdite partie les deux enfants de mutin. Je tournais la tête et voyais l'un de ces viviers à crabe affleurants refaire surface, visiblement pas content. Peu importe, pas le moindre dégât apparent, et on continue de tirer notre bord vers le large...
Je leur inflige ma petite leçon sur les deux façons académiques de virer de bord, vent debout et lof pour lof. Comme à la parade... Pour leur premier, je fais dans le plus facile, vent debout, je ne vous rabâche pas tout le cours, que ceux qui savent expliquent aux autres. Et paf, manque à virer, sous l'oeil narquois des deux gamins d'Optimist. Tu penses, le repris de justice qui en moins de dix minutes réussit à se payer un vivier et à foirer une manoeuvre, ils auront de quoi raconter à leurs copains...
Un tantinet vexé, je reprends de la vitesse, et bien entendu, nouveau manque à virer. Là je me dis qu'il y a une coquille dans le potage, et effectivement, je me rends compte que le passage sur le vivier a fait remonter la dérive pivotante, et qu'elle est coincée à mort. Une dérive c'est comme une quille, elle permet à un voilier de remonter au vent, c'est à dire de naviguer presque face à lui, si je me fais bien comprendre. Un bateau à fond plat va forcément dans le sens du vent. Ceux qui suivent ont compris qu'il soufflait de la côte ce jour là, et très franchement, je n'avais pas prévu de prendre l'apéro à Guissény ou le dîner à Polruan, en Cornouaille britannique.
C'est plus clair comme ça ?
Nous voici donc à nouveau comme des loques, à faseiller bout au vent... J'ai un instant la tentation d'affaler mon foc (et non de baisser mon froc, ceux qui savent expliquent aux autres, disais-je), ce qui était le signe convenu pour indiquer au bateau de sécurité qu'on a un souci. Constatant que ce dernier était déjà au chevet d'une caravelle ayant dessalé, je me suis dit qu'il fallait nous débrouiller seuls dans l'instant, et nous sommes parvenus en crabe, grâce au foc bordé à contre, à atterrir sur un minuscule îlot de l'anse (à ne pas confondre avec l'anse-îlot du lac)
De là, nous avons assisté au naufrage du reste de la flotte, dessalage et démâtage étaient les deux mamelles du Correjou ce jour-là, il a même fallu qu'un bateau de pêcheur vienne donner un coup de main au bateau de sécurité, totalement débordé. Il a terminé sa pénible matinée en venant nous récupérer, les stagiaires à son bord et moi à la barre de ma Caragogne remorquée. Là, j'ai médité sur les avantages de la navigation en solitaire...
Bon, je dis ça mais c'était souvent rigolo les stagiaires, et même parfois mignonnes... Les premiers jours de découverte étaient généralement moins brutaux que celui-ci, on avait le temps de causer, de les faire un peu marcher, avec "Tu as pris ton cap où tu l'as laissé à terre ?", " Où as-tu rangé l'assiette du bateau ?" ou "Tu as pensé à prendre du riz pour les voiles ?" On dit en réalité "prendre un ris" pour en diminuer la surface, et offrir moins de prise aux bourrasques qui font démater et chavirer.
C'est ce qu'on m'avait conseillé ce fameux jour d'échouage, ce que j'avais dédaigné, me disant que le bateau étant aussi chargé que la langue d'un cachalot hépatique, il aurait besoin de toute sa voilure pour déhaler un peu... Cela dit, un ris ne m'aurait protégé ni des stagiaires inconscients ni du vivier embusqué (et pourtant, je savais qu'il était là...)
Bande de ris roulée et fixée
à la bôme par les garcettes de ris
Toute cette histoire pour en venir au riz me direz-vous, ce à quoi je réponds tout de suite que ce n'est que le début. Le riz est tout à fait utile à bord d'un bateau, comme l'a prouvé mon grand-père à l'époque des pionniers des sous-marins. Rappel des épisodes précédents, nous l'avions laissé dans le dernier billet au large du Kerala, où il avait fait le plein de poivre vert et de tamarin, et inventé ce dernier mot.
A force de manger des plats au tamarin, l'équipage était pris de maux de ventre abominables (et même abdominaux pour certains), et les modestes tinettes du submersible ne suffisaient plus à accueillir le flux des marins en quête de déballastage. Si bien que l'ambiance était devenue intenable dans cette boîte de conserve où même le recycleur d'air commençait à prendre le hoquet. Il fallu donc faire surface pour que chacun puisse se soulager à l'envi, au milieu d'une mer déchainée, encombrée d'icebergs bien plus nombreux que les glaçons dans le dernier pastis bu par mon aïeul à Chicago, qui comme chacun le sait, est un quartier de Toulon.
L'Insupportable faisait en effet route vers les Kerguelen, où il devait déposer le gardien du phare, avec quelques outils pour le construire. Très vite, l'équipage eut le mal de mer. C'est en effet dans les sous-marins qu'on affecte les malheureux sujets à ce malaise, car une fois sous l'eau, on ne ressent plus les mouvements de la houle. Se vidant alors par les deux extrémités, les hommes d'équipage très affaiblis furent incapables de réagir aux ordres, et le navire faillit devenir un bouchon dérisoire livré au caprice des flots.
Mon grand-père à la barre avait fort à faire pour contourner les icebergs, mais il ne put éviter une météorite, qui transperça le pont, heureusement sans blesser grand-monde. C'était un peu le coup de l'iceberg qui cache la forêt, une inévitable malchance. Sur un bâtiment de surface, un trou dans le pont est embêtant, mais facilement colmatable d'une simple bâche ou d'un vieux ciré.
Sur le pont d'un sous-marin, c'est un évènement catastrophique, car il l'empêche de plonger, fut-il à peine large d'une trentaine de centimètres, la pression de l'eau se riant de toute tentative de colmatage. Or, mon aïeul tenait à tout prix à retourner en plongée le plus rapidement possible, car ils approchaient des parages des îles Amsterdam et Crozet, et il se méfiait des hollandais non-volants et des savoyards entourés de mer.
L'urgent était de prodiguer des soins à l'équipage, et selon les préceptes de la médecine tropicale, le riz et les bananes sont une panacée pour ce type de désordre. Par ailleurs, la banane est également souveraine en cas de mal de mer, car c'est le seul aliment qui a conservé la même saveur lorsqu'on le régurgite.
C'est en regardant le riz gonfler dans la marmite que mon grand-père eut l'idée qui allait sauver la situation. Il coinça en force un sac de jute empli de riz dans l'orifice de la coque, et ce dernier gonflant au contact de l'eau, la brèche dans la coque devint quasiment imperméable. Epatant, non ?
Allez j'arrête là, car dans "avarie", il n'y a pas "riz", même si comme ingrédient de colmatage, il est irremplaçable. C'est en tout cas à cette occasion que mon grand-père apprit à cuire du riz, une tradition qui s'est perpétuée dans la famille, on est comme ça nous les marins. Pour autant, il a fallu que j'aille au Cambodge récemment pour découvrir une merveille de riz dont je vous parle sans plus attendre (j'étais impatient, comme vous l'avez bien senti).
Les riz de cette recette
Le riz ambok, vous n'en trouverez sans doute pas en France, il n'est consommé que durant une courte période au Cambodge et dans les pays voisins. Il s'agit de riz nouveau, encore un peu vert, légèrement grillé, puis écrasé au pilon pour enlever l'enveloppe des grains, vous pouvez admirer le processus de fabrication ici.
J'ai eu la chance d'être là-bas au bon moment, et que Joannes Rivière, le chef talentueux (et respectueux du pays où il exerce) du restaurant "Cuisine Wat Damnak" à Siem-Reap, précédemment rencontré l'an dernier dans le cadre de "Village de Chefs", m'indique précisément ce qu'il fallait que je ramène de ce merveilleux pays, outre l'inévitable poivre de Kampot dont je reparlerai bientôt.
Lui-même utilise ce riz dans des versions sucrées comme salées. Si vous passez dans le coin, ne ratez pas cette table, pour 19 ou 26 dollars selon votre appétit, vous accèderez à de la belle gastronomie à base exclusive de produits locaux, là est le vrai luxe. Ci-dessous une version sucrée, un parfait au sésame noir et je ne sais plus trop quoi, parsemé d'ambok légèrement grillé.
Vous me connaissez, j'ai juste goûté dans l'assiette de mes voisines, n'ayant que peu d'affinité avec les sucreries, mais j'ai découvert un avant-dessert avec du sel et de l'acidité, l'une des plus simples et merveilleuses choses que j'ai goûtées depuis longtemps en fin de repas, tout en finesse stimulante. Il s'agit de prune de Cythère, de coeur de feuille de bananier et de carambole à peine mûre, présentés avec un mélange de sucre, de sel et de zeste de combava.
Tant que j'y suis à vous parler des ingrédients un peu avant la recette, voici le plat de Joannes qui m'a donné l'idée de l'accompagnement de ces coquilles, des cuisses de grenouille (elles sont énormes là-bas, sauf les minuscules qui veulent à tout prix dormir avec toi) dans un bouillon parfumé, en dessous duquel on trouvait de la poudre de riz grillé diluée d'un peu de bouillon.
On trouve facilement des sachets de farine de riz grillé dans les épiceries asiatiques, mais je la trouve de qualité insatisfaisante, en général un peu trop torréfiée et ne provenant peut-être pas d'un riz de grande qualité. Rien ne vous empêche de le griller vous-même, puis de le transformer en fine poudre.
Coquilles saint-jacques au riz grillé
Ingrédients
- 12 coquilles saint-jacques
- 1 noix de coco fraiche
- poudre de riz gluant grillé
- riz nouveau "ambok" (ou du riz soufflé)
- alcool de riz (ou de la vodka)
- nuoc-mam
- poivre blanc
- beurre
- crème fraîche (facultatif)
Recette
Ouvrez les coquilles saint-jacques et réservez-les au frais (je les serre dans un papier absorbant, afin qu'elles soient bien sèches au moment de la cuisson).
Préparez la poudre de riz, faites griller jusqu'à bien le blondir du riz gluant (non cuit), puis dans votre mortier, réduisez-le en poudre de la même consistance qu'une farine. Il est possible de commencer l'opération au mixer, mais si on a le coup de main, inutile de créer bruit et déballage dans la cuisine : Procédez par petites quantités, genre trois cuillers à soupe, écrasez un peu en tapant dessus, puis faites des mouvements circulaires, comme pour reproduire l'effet d'une meule de moulin.
Munissez-vous d'un solide couperet, voire d'une machette, et fendez la noix de coco en prenant soin de ne pas perdre l'eau qui s'y trouve. Raclez l'intérieur de l'amande pour recueillir la fine couche de pulpe encore crémeuse à ce stade. Mixez- la, ajoutez deux cuillers à soupe de poudre de riz gluant grillé, et détendez avec l'eau de la noix de coco afin d'obtenir une purée bien fluide. Vous pouvez ou non adoucir d'un peu de crème fraîche, du moins si vous trouvez la saveur de cette purée trop corsée. Ce qui est possible si vous utilisez une poudre de riz du commerce, ou si vous avez trop grillé votre riz, créant de l'amertume. Salez et assaisonnez de poivre blanc.
Belle coupe trouvée sur je ne sais hélas plus quel site,
ce n'était pas aussi net dans ma cuisine !
Faites maintenant colorer votre riz ambok dans la même poêle ou le même wok, et réservez-le. A défaut d'ambok, utilisez du riz soufflé. Vous pouvez tenter de le confectionner vous-même, mais vous n'arriverez pas à un résultat aussi satisfaisant que celui du commerce, élaboré avec des moyens peu à la portée des cuisiniers amateurs.
Un bon produit est par exemple le riz rond bio soufflé qu'on trouve dans les magasins du même métal (le soi-disant riz soufflé qu'on trouve dans les céréales de petit déjeuner est en fait de la pâte de riz - et de je ne sais pas quoi dont certainement du sucre - "extrudée" et grillée... et hop, encore des industriels qui vont refuser de me sponsoriser). Vous passez ce riz soufflé à la poêle de la même façon.
Il ne vous reste qu'à poêler les coquilles saint-jacques, avec peu de beurre, moins on en met et plus elles colorent bien. Gardez-les translucides à coeur. Assaisonnez d'un peu de nuoc-mam, puis flambez d'un trait d'alcool de riz. Attention, il ne s'agit pas du vin jaune de riz (dit de Shaoxing) utilisé en cuisine chinoise, mais d'un produit de distillation titrant dans les 40°. A défaut, utilisez de la vodka, c'est l'alcool blanc de grain qui peut le mieux s'y comparer.
Poivrez puis dressez : un trait de purée, les noix de saint-jacques et leur sauce, puis l'ambok grillé à ne mettre qu'au dernier moment pour conserver son croustillant.
Ci-dessus, sans doute l'une des pires photos de ce blog, mais bon, c'est la moins mauvaise et j'étais encore en plein jet-lag, ça vous donne quand même une idée générale... Les points sombres dans la sauce ne sont pas l'effet du brûlé, mais du nuoc-mam dont le fond de la bouteille contenait un peu de dépôt. Je suis certain que vous ferez mieux chez vous, franchement ce plat est à la fois savoureux et ethnique, et il ne sera pas dénaturé si vous utilisez les produits de substitution que j'ai suggérés.
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