Pétoncles noirs au lait ribot parfumé de plantes littorales
Si on excepte quelques détails, comme les orteils palmés, quelques rangées d’écailles dans le dos et une auréole en beurre salé au-dessus de la tête (la fameuse auréole beurrale que les vikings envient aux bretons) je ne suis pas très différent des autres gens, ce que j’aime avant tout dans la vie, ce sont les rencontres et les surprises, le tout étant qu’elles soient bonnes (les surprises comme les rencontres, même si je ne suis pas opposé à une mauvaise rencontre ci ou là).
Il m’arrive aussi de m’auto-surprendre : il y a encore quelques semaines, je n’aurais pas parié une banque chypriote sur ma métamorphose en laudateur d'un produits laitier liquide, la dernière fois que j’ai bu du lait pur, je ne marchais pas encore… et là, avec cette recette, je suis bluffé pour longtemps, et d’humeur à la refaire à l’identique ou différente au fil des saisons comme je l’explique plus bas.
Une recette avec très peu d’ingrédients et beaucoup de saveur et de force évocatrice, comme je les aime. Elle n’a rien de minimaliste (un terme qui a tendance à m’énerver) elle est simple et savoureuse. Je le dis avec d’autant plus de décontraction que dès que je l’ai goûtée au restaurant, j’ai décidé d’en produire ma version dès que possible.
Bones
C’était au restaurant Bones, à Paris, où mon amie Sophie Brissaud m’a proposé de l’accompagner pour découvrir cette table, récemment ouverte par le jeune chef australien James Henry qu’on avait auparavant vu (entre autres) au Spring de l’américain Daniel Rose, ma table parisienne préférée. Nous avons fait chez Bones un repas frôlant la félicité, dans un décor « néo-bistrot », cheap & chic, inspiré de design industriel des années d’avant le plastique, et de quelques notes baroques comme les trophées de chamois à l’étage.
Quand les produits ne viennent pas des meilleurs producteurs, ici tout est fait maison (y compris la rénovation du lieu), le pain (fantastique), le beurre, nombre de charcuteries, on sent une quête du meilleur et du juste. La carte des vins est d’une rare intelligence et ressemble à la fois au lieu et aux plats, ce qui est de moins en moins courant.
Je ne fais pas de pub, encore moins de critique gastronomique (un boulot qui oblige à aller dans des endroits où on n’a pas forcément envie de se mettre à table), et je ne pense même pas que James Henry ait besoin d’un coup de pouce, le bouche à oreille fonctionne, l’endroit semble complet plusieurs jours à l'avance. Arrivé un peu trop tôt, j’ai un peu traîné sur le trottoir avec une clope, ce fut une succession de gens entrant et ressortant l’air déçu ne pas avoir de table. C’est toujours intéressant de regarder vivre un restaurant de l’extérieur.
L’ambiance y est un peu survoltée en raison d’une clientèle très jeune (ce qui est réconfortant en soi), pas certain que vous y trouviez facilement une table, mais vous vous consolerez plus facilement au comptoir avec quelques jolis produits à mastiquer, à commencer par un généreux sandwiche au cochon de lait, que j’ai régulièrement couvé de l’œil durant le repas (pardon Sophie).
Ce casse-dalle constitue à lui seul une bonne raison pour que j’y retourne, bien que le restaurant soit situé dans un quartier lointain pour moi et dans une rue où on ne va jamais si on n’y habite pas (et par ailleurs rien de tape à l’œil, je suis passé une première fois devant sans le remarquer…). Seul bémol à l’ambiance, une musique vraiment forte, qui va bien avec le lieu, mais qui au bout de deux heures devient très fatigante. Cela-dit, ça fait partie du concept, qui est d’être à la fois un restaurant et une sorte de café musical où on peut passer boire un verre et croquer de jolies bricoles. Il faudrait peut-être améliorer la mixité du genre par quelques moments sans musique...
Quelques photos sur ce site et l’adresse :
Bones - 43 rue Godefroy Cavaignac, 75011 - 09 80 75 32 08
Nous avons mangé la formule du chef, je ne sais même pas si il y a une carte. On aime ou on n’aime pas le principe de se voir imposer un menu de dégustation, moi j’apprécie beaucoup à quelques conditions près :
- Que ce ne soit pas une formule à l’épate, de celles où le chef veut mettre tout son savoir-faire (et plus il vieillit, et plus ça peut être lourdingue), comme un condensé de sa carte en mini-portions qui vont quand même coûter une fortune. Franchement, ça me donne parfois l’impression de visiter un musée ou un cimetière.
- Que ce ne soit pas une démarche pingre, du genre « je fais ça parce que ça me coûte moins cher en matières premières et en personnel », mais au contraire une démarche de partage cherchant à offrir le meilleur, en collant à la saison ou au dernier coup de cœur du marché. C’est ainsi qu’on approche le mieux la sensibilité du cuisinier qui est aux commandes, ce qui est fondamental pour goûter à une cuisine d'auteur. Un vrai restaurant, ce ne sont pas que des assiettes et une addition (sans compter une bande de nazes qui vont faire les intéressants sur Tripadvisor et consors).
- Qu’on m’annonce clairement la couleur en début de repas, car comme tout le monde, il a des aliments que j’aime moins que d’autres (même si je suis ouvert à tout, y compris le bizarre souvent teinté de dégoût pour bien des gens, je vous ai par exemple déjà cuisiné de la méduse et de l’anémone de mer sur ce blog, si j’y mettais de la viande, vous auriez lu des langues de canard, des pattes de poulet et autres délices que bien des gens mettent à la poubelle).
- Enfin, qu’on ne me prenne pas pour une otarie faisant des tours dans un bassin, en voulant à tout prix me faire deviner ce que je mange ou ce que je bois. C’est amusant seulement cinq minutes, surtout quand je gagne d’ailleurs.
Rien de tout cela avec James Henry, ce fut un enchaînement de plat associant viandes, poissons et légumes, le cru et le cuit, les saveurs nettes et parfois inédites, et en permanence l’œil attentif du chef sur ses clients, le tout présenté avec une modestie non feinte, et même avec une sorte d’inquiétude d’avoir réussi à contenter son monde. Quant au service en salle, il est discret et compétent, ouf...
Bref, parmi ces saveurs inédites, il y eu des coquilles saint-jacques crues, baignant dans du lait ribot, lui-même aromatisé aux plantes. Sophie et moi avons immédiatement été téléportés depuis notre palais, je ne sais plus si c’est elle ou moi qui a résumé notre ressenti en parlant de « manger une promenade en bord de mer », mais c’était exactement ça, et je décidai illico de tenter une recette comparable à la première occasion.
Une promenade en bord de mer
Trois semaines plus tard à peine, j'étais en Bretagne, bien décidé à me promener intensivement en bord de mer, d'autant qu'il y avait un coefficient de marée supérieur à 100 et que je me promettais de regarder entre les cailloux si je ne pouvais pas surprendre quelques ormeaux en pleine remontée, c'est habituellement la meilleure saison de pêche.
C'était sans compter avec la violente tempête de Nordet que nous avons subie, un truc inhabituel et totalement déstabilisant dans un paysage conçu pour résister aux boutoirs du Noroît et aux inflitrations du Suroît. A la moindre brise du nord-est, on a tout de suite les jupes en l'air et la coiffe de travers dans ce pays...
Cet épisode a été suivi par une longue période de glaciation, avec de la neige jusque sur mon herbe où je ne l'avais encore jamais vue (parce que je ne suis habituellement pas là lorsque, exceptionnellement, ce ciel de barbe à papa collante nous tombe sur la tête). Pas question d'aller patauger dans l'eau glacée, et encore moins de traquer de pauvres animaux transis sous les icebergs en formation. Les ormeaux, je les ai achetés chez le mareyeur, on en reparlera...
C'est donc au péril de ma vie que je suis allé cueillir les plantes de saison que j'envisageais pour cette recette, ma gourmandise me perdra. D'ailleurs, j'ai vraiment failli me perdre, une rafale plus forte que les autres m'a carrément arraché les lunettes, qui pourtant en ont vu bien d'autres, coup de chance elles ont volé en direction de la terre... A chaque fois que le vent m'empêche de me tenir droit, je pense aux mouches des Kerguelen, qui n'ont pas d'aile (en fait des ailes atrophiées, c'est drôle l'évolution) pour limiter toute prise au vent.
Bref, j'ai survécu, et ça valait largement le coup de passer à table ensuite.
Pétoncles noirs au lait ribot parfumé de plantes littorales
Ingrédients
- 1 kg de pétoncles noirs
- 1/4 de litre de lait ribot
- quelques tiges de criste marine
- un plumet de fenouil sauvage
- quelques feuilles de sauge
- quelques petites feuilles de roquette
- poivre long
- fleur de sel
L'une des grandes qualités de cette recette est sa modularité. A la fin de l'hiver, j'ai fait avec les quelques plantes disponibles en cette saison là où je me promène souvent. Ma sauge est réellement littorale, il en existe un véritable buisson sur l'un de mes chemins de balade, très certainement une échappée de jardin. Au fur et à mesure que la belle saison avance, les ressources se mutiplient, vous pourrez tomber sur de la salicorne, de la blette maritime, de l'oseille sauvage, des immortelles des dunes, voire quelques faux pourpiers, comme l'obione.
Attention toutefois, n'allez pas cueillir n'importe quoi n'importe où. Il existe des endroits protégés, où toute cueillette est interdite, comme il existe certaines plantes préservées, à l'échelon local ou national. Enfin, la nature n'est pas forcément bonne à manger, vous pouvez par exemple tomber sur un datura très toxique, même dans un marais salant, ou confondre une carotte sauvage comestible avec une racine de cigüe...
J'aurais bien entendu pu ajouter des algues (et sans risque, les seules algues toxiques sur le littoral français sont microscopiques et sont ingérées en consommant des coquillages), il y avait grande marée, la table était ouverte. Deux raisons m'ont retenu, la première étant que je ne voulais pas ioder à outrance la saveur, les pétoncles noirs ont en effet de façon plus prononcée ce caractère, si on les compare aux coquilles saint-jacques ou à leurs cousins les pétoncles blancs, ou vanneaux. La seconde est que je trouve que l'algue révèle une saveur plus nette et plus riche en umami si elle est séchée préalablement. Je me trompe peut-être, mais je n'ai jamais vu par exemple de bouillon dashi confectionné avec du kombu frais.
Vous avez également noté l'utilisation du poivre long, c'est selon moi celui qui s'applique le mieux aux coquillages (je m'en sers même pour cuire les bigorneaux), dont il affirme la saveur musquée. Pour la renforcer encore plus vous pouvez utiliser du voatsyperifery.
J'ai utilisé la lait ribot de la marque Malo, non pas par chauvinisme (la marque appartient à la société Sill, fondée à Lannilis voici quelques cinquante années), mais parce que je le trouve meilleur que les autres. Attention, le lait ribot n'est plus du sous-produit de barattage de beurre (bat-beurre, bas-beurre ou babeurre), mais du lait allégé emprésuré et délicatement fermenté. Il existe des tas de laits fermentés dans le monde, à commencer par le yaourt, tous ont leur subtilité en saveur et en texture. Je vous invite à passer sur ce site pour vous en faire une idée, et éventuellement pour remplacer dans cette recette le lait ribot qu'on ne trouve pas partout dans le monde...
Recette
La veille, récoltez vos plantes et mettez-les dans le lait ribot. Ici, j'ai trois branchettes de criste marine, trois petits plumets de fenouil tout juste sortis de terre, six feuilles de sauge. J'ai ajouté trois ou quatre chatons de poivre long, couvert l'ensemble, et placé au frais jusqu'au lendemain soir.
N'ayez pas la main trop lourde, et veillez à l'équilibre des saveurs, qu'une plante ne domine pas trop les autres. Par ailleurs vous serez surpris le lendemain par la saveur prononcée prise par le lait, même en l'absence de tout chauffage, que je ne vous conseille pas pour accélérer le processus, vous y perdriez beaucoup de la fraicheur de cette recette.
Le lendemain donc, vous achetez vos pétoncles, et il s'agit de s'armer d'un peu de patience pour les décoquiller. Il faut s'équiper d'un couteau pour entrouvrir par le côté, puis d'une cuiller pour décoller la noix et pouvoir enlever la coquille. Vous ôtez alors les bardes et les viscères avec la pointe du couteau et le pouce, comme pour les coquilles saint jacques, puis à nouveau la petite cuillère pour décoller la noix. J'ai la cuiller idéale pour procéder, celle d'un kit pour enfant Walt Disney, offert par je ne sais quel suppôt du consumérisme américain à ma fille, quand elle était toute petite. Pour voir cette cuiller que les écaillers du monde entier m'envient, et le modus operandi, c'est ici.
Les bardes constituent une partie importante de l'animal, qu'il serait dommage de jeter, vous pouvez vous en servir pour confectionner un fumet, voire les cuisiner selon l'une des recettes de bardes de coquilles saint-jacques qui pullulent sur l'internet, avec cet avantage que les bardes de pétoncles ne vous donneront pas l'impression de mastiquer un sachet d'élastiques. Je n'en abuse pas, l'animal se nourrit par filtration comme tous les bivalves, et les toxines et autres métaux lourd restent pour partie fixés dans les bardes. En tout état de cause, même si vous les utilisez pour un fumet, ôtez la poche digestive noire, c'est l'endroit où les "saloperies" sont le plus concentrées.
Vous passez le lait ribot à la passoire fine, vous le salez un peu à la fleur de sel qui va ajouter sa note marine, puis vous y placez les noix de pétoncle. Elles vont y mariner deux heures, au frais.
Pour le service, disposez dans un petit bol, ajoutez une petite feuille de roquette, et une fleur si vous avez un peu le coeur en fête.
La primevère n'a pas une importance absolue (ce n'est pas la rose, encore que...), mais la feuille de roquette si. Son amertume fait ressortir l'ensemble des saveurs de la préparation. J'aurais pu utiliser de la barbe de capucin, un fragment d'endive, ou autre... Au printemps par exemple, je mettrai une pousse de ronce pelée, c'est délicieux.
En conclusion, voilà une recette très simple que je referai au gré des saisons, l'avantage des pétoncles sur la coquille saint-jacques, est qu'ils sont disponibles presque toute l'année. Evidemment, sauf à passer des heures à les décoquiller, il faudra se contenter de ne les servir qu'en amuse-bouche comme ici. En cela, les coquilles saint-jacques sont plus faciles à servir en plat selon cette recette. Si vous en utilisez, coupez-les en trois ou quatre morceaux. Je n'irai pas certainement dire que mon plat était aussi bon que celui de chez Bones, mais je ne suis qu'un amateur après tout... ça m'a fait plaisir de préparer un truc bon et apprécié par ceux qui l'ont goûté.
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