Ormeaux poêlés, blinis de méteil et feuilles de céleri
L’homme qui murmurait à l’oreille des ormeaux, c’est moi. Cela m’est d’autant plus facile que l’ormeau est aussi nommé "oreille de mer", par des gens ayant sans doute écouté de la musique avec un casque trop serré.
D’ailleurs lorsque je suis à la pêche c’est bien pratique, je ne m’embête plus à me mouiller jusqu’au nable, je ne me blesse plus la main en l’insinuant dans des failles rugueuses, et je ne me ruine plus le dos à soulever des menhirs couverts de goémon.
Je me contente de siffloter, et les ormeaux se précipitent à cloche-pied jusque dans mon panier d’osier (avec la galette et le petit pot de beurre), non pour faire les intéressants, mais parce qu’ils n’ont qu’un pied. Je vous rappelle que ce sont des gastéropodes marins, au même titre que les bigorneaux, les bulots et les patelles. Il en existe d’autres, non ou peu comestibles, comme certaines limaces ayant ou non une coquille interne, quelque chose à mi-chemin entre le bigorneau et la seiche, ou entre le Bourgogne et le Calvados, si vous êtes plus terre à terre.
Cette coquille interne peut éventuellement servir de flotteur, permettant à ces limaces de nager, une performance que pour pouvez toujours réclamer à un ormeau ou à une bernique, vous allez tomber à plat. Sans effort d’imagination démesuré, vous percevez une analogie entre ces deux coquillages et un fer à repasser. C'est encore pire sur terre, on n'a jamais vu de petit-gris volant, ou même de limace s'exerçant au trampoline sur une feuille de chou.
Une qui nage bien, c’est la danseuse espagnole, une limace de mer très colorée. En body-language sous-marin, "très coloré" signifie en principe "très dangereux", en un mot toxique. Cette gracieuse danseuse de flamenco en livrée rouge se nourrit d'une éponge de mer tellement gorgée de poison, que si par erreur vous l’utilisiez ne serait-ce que pour laver une vaisselle, vous auriez la mort de toute votre famille sur la conscience, si vous en avez une (une famille ou une conscience, rayez la mention superflue). La limace-ballerine n’en est pas plus incommodée que moi par un verre de Scapa, et elle devient aussi toxique que sa pitance, tout comme je deviens aussi alcoolisé que mon breuvage, si je ne me modère pas.
Voici cette danseuse espagnole, qui répond également au nom tout aussi poétique de "Hexabranchus sanguineus", mais pas quand on la siffle.
Je vous racontais donc qu’un léger sifflement suffit pour que les ormeaux de la grève viennent à moi, ce qui est bien plus gratifiant que si j’étais le joueur de flûte de la ville d’Hamelin, qui n’attire que des rats et des enfants, des nuisibles non comestibles (encore que). Ne croyez pas qu’il s’agisse de sombre magie du Pays Pagan, voire d’une pratique ancestrale parvenue jusqu’à moi de bouche à oreille, de buccin à ormeau, pour ainsi dire. Non, tout comme Marcel Findus avec les chevaux, c’est d'abord une question de confiance réciproque.
Les ormeaux savent que je les aime et que je les traiterai bien, ce qui les encourage à se précipiter vers moi en rangs serrés, parfois je les compare à des bloggeuses culinaires se rendant à une dédicace de Pierre Hermé alias Macaron Man (ne niez pas, je vous ai vues). Las, il va déjà falloir que je fasse de la peine à certains d’entre eux, la loi des hommes m’astreignant à laisser en errance et déshérence sur l’estran les plus chétifs, ceux qui mesurent moins de neuf centimètres de longueur. Ce qui est sage.
De plus, il est stipulé que la pêche est limitée à 20 ormeaux par personne et par jour de pêche, alors qu'une dizaine de minutes suffisent. La même réglementation affirme aussi qu'il est interdit de dé-coquiller les ormeaux sur l'estran, dieu sait pourquoi, ça me parait plus judicieux de refiler leurs entrailles à boulotter aux crabes et aux crevettes, plutôt que de les confier à la voirie municipale, qui n'en a aucune utilité immédiate.
Voici une troménie d'ormeaux accourant au sifflet, ajoutez leur des pattes et une tête, et vous obtenez des bébés tortues qui se seraient trompés de direction :
Les limites à cette pêche bien peu sportive sont de deux ordres : d'une part, il faut la pratiquer à marée basse sinon les ormeaux n’entendent pas siffler (la dernière fois que j’ai tenté de siffler en plongée, je n’ai réussi qu’un rond de bulles qui a attiré des crabes verts pervers) et d’autre part, il faut que le temps soit relativement calme sinon le son se perd dans le fracas des éléments, vent, vagues et galets roulés (cela dit, j’ai connu quelques vieux cuirassés faisant la sourde oreille de mer, et j’ai dû appareiller).
L’été serait la saison idoine pour cette pêche à l’appeau des lèvres (le souffle velouté de l’appeau de pêche, là est le secret), temps calme, mer paresseuse, et brume de chaleur à couper au couteau empêchant toute capture à vue. Seulement voilà, il est interdit de pêcher l’ormeau l’été, précisément du 15 juin au 31 août, car il fait des bébés. J'ai bien essayé de siffloter à proximité de l'excellent élevage de mon copain Sylvain Huchette, mais en vain, ses ormeaux à lui sont dressés et n'écoutent que la voix de leur maître. Cela dit, c'est grâce à lui que je peux en manger durant cette période de prohibition salutaire pour l'espèce.
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, cette pêche n’est pas une question de patience. Les ormeaux se déplacent rapidement sur leur unique pied comme j’ai déjà eu l’occasion de vous le démontrer avec la vidéo insérée dans ce billet. Avec des bigorneaux et des patelles, qui sont d’une lenteur aussi pathétique que leurs cousins terrestres les escargots, j'ai beau siffler, ils rappliquent toujours moins vite que le jusant, même aux marées d’équinoxe, je suis obligé d’aller les chercher, ce qui est fatiguant à la longue. C'est ainsi que je préfère la pêche à pieds, j'aime autant que ce ne soit pas moi le piéton si on peut faire autrement, je déteste qu'on me fasse marcher.
Un seul pied donc (mais quel pied !), comme vous l’avez vous-même observé, gastéropode signifie « estomac-pied » selon l’étymologie du mot. Ce qui me fait un point commun avec eux, car j’ai très souvent l’estomac dans les talons (mais jamais les deux pieds dans la même coquille). Voilà qui incite à passer à la recette sans plus tarder.
Ormeaux poêlés, blinis de méteil et feuilles de céleri
Ingrédients
- ormeaux de belle taille
- un demi bouquet de céleri-branche
- farine de froment
- farine de sarrasin
- oeufs
- crème fraîche
- lait
- levure
- beurre
- sel
- fleur de sel
- poivre noir
Le méteil, c'est un mélange de céréales, et lorsqu'on emploie ce mot pour l'alimentation humaine, il s'agit traditionnellement d'un mélange de farine de blé noir et de farine de froment (utilisez une farine de type 80). En France, on a la manie de tout normer, aussi le Code Rural dispose que : "La dénomination « méteil » est réservée au produit de la culture et du battage d'un mélange de blé et de seigle, mélange dans lequel le seigle entre pour la proportion de 50 % au moins, à l'exclusion de tout mélange de blé et de seigle effectué postérieurement au battage.
Pour moi c'est un mélange des deux farines, au sein duquel domine celle de sarrasin ou de seigle, et va falloir faire avec si vous voulez manger.
Recette
La veille, pêchez et parez les ormeaux. Vous les décoquillez, en commençant par décoller la membrane du pourtour à l'aide d'un couteau, puis en glissant une cuiller à soupe pour soulever le pied. Otez la masse de viscères avec le fil digestif, et coupez la tête. Lavez-lez, entaillez les barbes tous les trois millimètres environs, de manière à ce qu'elles ne se rétractent pas à la cuisson (en CAP de cuisine, on vous apprendrait à ébarber comme on vous oblige à ébarber les huîtres (!), mais elles apportent tant de saveur que je préfère les garder, et ainsi coupées, elles ne sont pas coriaces).
Placez les ormeaux un par un dans un torchon pour leur éviter de glisser, et tapez deux ou trois fois sur la bosse proéminente du pied pour l'attendrir. Vous les mettez ensuite à rassir au frais dans un récipient filmé, pendant 24 heures. Au bout de ce délai, vous les masserez entre les pouces et index, ce qui achèvera de les attendrir complètement.
C'est une méthode dévoilée par Olivier Roellinger, à laquelle je suis resté longtemps réticent, jusqu'à ce que je réalise qu'il fallait procéder à ce massage après qu'ils soient rassis, et non à la sortie de la coquille, ce qui est quasiment impossible. On les bat, et ensuite on les masse, c'est l'amour vache, après tout, ce sont aussi des bêtes à cornes.
Vous pouvez préparer quelques heures à l'avance les blinis de méteil, vous les ferez réchauffer au four, par exemple dans un papier d'aluminium. Nous étions cinq à table, voici les proportions que j'ai utilisées : 2 cuillers à soupe de farine de froment, 4 cuillers à soupe de farine de sarrasin, deux oeufs, une cuiller de crème fraîche, du lait (environ deux verres), du sel fin et un demi-sachet de levure (les recettes que j'ai consultées mentionnent plutôt de la levure de boulanger fraîche, mais ça marche très bien avec la levure en sachets roses, dont la marque m'échappe). Par ailleurs, je ne suis pas un spécialiste des machins à la farine, il faut vraiment que j'aime les ormeaux pour m'y mettre.
Laissez la pâte reposer dans un endroit plutôt chaud (près d'un radiateur en cette saison), puis confectionner à la poêle dans un peu de beurre des blinis assez larges pour couvrir le fond d'une assiette. La cuisson se fait sur feu modéré et on ne retourne la crêpe que lorsque la pâte est assez compacte pour ne plus filer.
Prélevez les feuilles vert-tendre du coeur de céleri, et congelez le reste pour vos prochains bouquets garnis ou soupes.
Poêlez les ormeaux dûment massés sans pleurer la quantité de beurre, en commençant par la face présentée sur l'assiette, à savoir la plante du pied. La cuisson se limite à deux minutes sur chaque face. Disposez les blinis chauds dans les assiettes, posez deux ormeaux sur chacun, arrosez du beurre de cuisson, disposez les feuilles de céleri, poivrez et saupoudrez de fleur de sel. La fleur de sel est à mettre au tout dernier moment, éventuellement à table, de manière à ce qu'on perçoive son croustillant en contrepoint des autres éléments de l'assiette.
C'est typiquement le genre de résultat que je souhaite obtenir lorsque je cuisine un produit de la mer à la saveur à la fois fine et marquée. Il s'obtient d'abord par un nombre limité d'ingrédients, pour que les saveurs soient bien nettes. Ensuite, le sarrasin comme le seigle sont des alliés traditionnels des coquillages, ce n'est pas d'hier qu'on présente du pain de seigle avec des huîtres ! Enfin, les feuilles de céleri apportent de la fraîcheur à l'ensemble qui serait un peu "compact" sinon, et leur saveur aromatique sans trop de force participe à la mise en valeur de l'ormeau, dans cette recette à l'esprit très terre-mer.
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