750 grammes
Tous nos blogs cuisine Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Cuisine de la mer
Cuisine de la mer
Newsletter
Archives
14 novembre 2013

Civet aux tentacules de calamar de Humboldt

Un soir où j’étais de quart sur la Gracieuse-Pintade, un brick baleinier de relâche aux îles Féroé, je m’ennuyais ferme à bord, tandis que le reste de l’équipage était descendu à terre se bâfrer de confit de mergule nain et de boudin de globicéphale, s’enivrer d’eau de vie nettement plus féringienne que ferrugineuse, pour enfin s'enticher d’improbables dondons aux cheveux filasses.

J’avais mornement sifflé ma quille de whisky des Orcades, torché ma gamelle de neeps and tatties au haddock, fumé ma dernière tresse de La Havane, et il me brûlait de remuer les jambes sur de la terre ferme. Je décidais alors de descendre tel un ratier clandestin par l’échelle de pilote, plutôt que d’arpenter le quai où quelque rondier fouineur pourrait m’apercevoir en rupture de poste.

Ça tombait plutôt bien, c’était marée basse et nous étions dans cette courte partie de l’année où il fait jour même la nuit dans le Grand Nord. L’autre partie de l’année est longue et terriblement déprimante, il y fait tout le temps presque aussi sombre que dans la culotte d’une bigoudène. Crois-moi, le pékin qui a l'intention de se coucher avec les poules se prépare de sérieuses insomnies, à moins bien entendu de bien choisir ses poules... 

Les gens de ces îles racontent les mêmes histoires que nous récitons aux veillées quand il y a des touristes ou des journalistes ; chez nous il est question de morgates et de poulpiquets, ici ils ont le kraken et les poulpitecs, mais beaucoup moins de touristes et de journalistes, ce qui n’est pas plus mal, si c’était moins le bordel dans les marées du ciel, je pourrais m’installer dans le coin.  

Pourquoi pensais-je à ces histoires de bonnes femmes en posant les pieds sur un sol mi fangeux, mi rocailleux, en entendant les glissements et plongeons d’animaux que ma venue avait effrayés? Je l’ignore, mais alors que j’avais fait quelques pas sur l’estran, j’aperçus une petite chose brune et verte, légèrement fluorescente, que bien entendu je relevais aussitôt, l'ayant d'abord pris pour un crabe un peu bizarre.  J'avais capturé le fameux kraken me disais-je, entre deux hoquets de rire et de pure malt réunis. Je décidais de l'adopter et je le plaçais dans ma capuche avec un peu d'eau de mer. 

babykraken

 Au moment précis où j'allais me donner la permission de remonter à bord, je frémis en sentant qu'un doigt insistant me tapotait l'épaule, sur le coup je crus que j'avais été surpris à faire le quart à moitié, et je me retournais, déjà pas bien faraud. Miséricorde, je dus devenir aussi blanc que la coiffe d'une bigoudène avant la messe, en fait de doigt, c'était un énorme tentacule qui cherchait à m'acculer, tandis qu'un énorme œil aussi cruel que jaunâtre, me fixait aussi surement qu'une épingle dans le chignon beurré d'une bigoudène.  J'étais probablement en présence du père ou de la mère de ma prise, pas content du tout. 

Nous-autres dans le Nord-Finistère, on n'est pas du genre à rester longtemps tétanisés par un tentacule, et encore moins encornés par un gros encornet. Seulement, je n'avais que mon courage et mon mauvais caractère pour me bagarrer, ayant oublié mon couteau au chevet d'une bigoudène au gréement si compliqué que je ne parvenais pas à l'affaler de mes seuls doigts. Je remontais à bord, m'emparais d'un harpon et de la hache d'abordage qui servait désormais à casser la glace sur les plats-bords, puis je me laissais glisser vers le fameux kraken qui brandissait ses tentacules menaçants en une danse aussi désordonnée qu'un jabadao de bigoudènes beurrées. 

Ma mère me l'avait bien dit, dans le calamar tout est bon à manger sauf la plume qui gratte la gorge et le bec qu'il faut savoir préparer. Ce bec, je le voyais maintenant, claquetant avec avidité en attendant qu'un des tentacules me porte jusqu'à lui, et je me demandais bien comment le lui clouer. J'endurais un épais crachat d'encre noire, qui déclencha une quinte de toux chez mon adversaire. J'en profitais alors pour lui sectionner un tentacule d'un coup de hache, et pour lancer le harpon dans son bec grand ouvert, ce qu'il n'eut pas l'air d'apprécier. N'empêche que ce fut radical, il cracha encore un hectolitre d'encre et s'affaissa aussi mollement qu'une coiffe de bigoudène trempée. 

Je récupérais le harpon, et remontais tranquillement à bord, où malgré tous mes efforts, je ne pus nettoyer l'encre dont j'étais recouvert, et qui prouverait dès lors que j'avais quitté mon quart. Il fallait donc que ce soit le calamar qui fut venu m'aborder, et je redescendais y frapper un bout, afin de le hisser par le bossoir. Lorsque l'équipage revint, il regarda incrédule cette énorme masse gluante, baignant dans une flaque noire, et il me vota à l'unanimité une double rasade de rhum. N'empêche que nous en avons bouffé pendant presque un mois, ce qui ne fut pas du goût des marins. 

giant_squid

N'empêche que ça existe 

Dès la mythologie grecque, le calamar géant fait son apparition : "Incidet in Scyllam cupiens vitare Charybdim", soit passer de Charybde en Scylla. La légende place ces deux nuisibles en Sicile (Cap du Faro), sous la forme d'un tourbillon (goralfo) pour Charybde et sous celle d'un écueil pour Scylla, que si par miracle tu échappes au tourbillon, ta route d'évitement te drosse sur le récif. Avant de n'être que des phénomènes naturels en notre époque bien matérialiste, Charybde était la fille de Poséidon et de Gaïa, et elle était totalement affamée, ce qui me rappelle deux ou trois copines. Tandis que Scylla était une bestiole tentaculaire, une ancienne nymphe qui avait déconné avec le mec de Circé, j'en connais aussi quelques-unes comme ça.  Curieusement, c'est sur un timbre de Guernesey qu'on retrouve ce thème. 

GS10

 Celui qui fit du calamar géant une véritable star, ce fut Jules Vernes et son Capitaine Nemo (un mien grand-cousin de la nageoire gauche), dont le Nautilus fut attaqué par l'un d'entre eux. La même chose serait arrivée voici peu à l'excellent Olivier de Kersauson, et moi je le crois. Enfin, dernièrement, c'est dans l'un des films de la série "Pirates des Caraïbes" que le kraken a fait une craquante apparition.

kraken

En fait, sous le nom de "calamar géant", on parle de deux espèces différentes, l'une qu'on ne voit pas beaucoup qui est l'énorme calamar des profondeurs, l'architeuthis. Son domaine d'action est au-delà de 500 mètres de fond, où on est désormais parvenu à le filmer. Il peut arriver très rarement qu'on en trouve échoué, ou qu'il remonte la nuit pour taquiner le Kersauson.  C'est dans ces abysses que se déroulent d'épiques combats avec des cachalots venus chasser à ses profondeurs, et qui tombent parfois sur un bec dont ils ne soupçonnaient pas la taille. Ce sont d'ailleurs les baleiniers qui, ayant remarqué les traces des tentacules sur le corps des cachalots, furent à l'origine des histoires autour des calamars géants. 

Le calamar géant qui nous occupe est de taille plus réduite (Dosidicus gigas), mais il est néanmoins très méchant aussi. Il s'agit du calamar de Humboldt, du nom d'un courant marin qui se trouve à l'ouest de l'Amérique latine (ou courant froid du Pérou). De dimension plus modeste, il peut néanmoins mesurer jusqu'à quatre mètres (tentacules compris, le manteau dépasse rarement un mètre), et peser un quintal. 

 Jusqu'à une période récente, il se cantonnait dans ces eaux du courant d'Humboldt, mais il a désormais étendu sa présence jusqu'en Californie, à ce point qu'il est désormais considéré comme une espèce invasive. Encore un méfait du réchauffement et de la surpêche réunis. C'est un redoutable prédateur, à l'appétit insatiable, il lui arrive même de s'attaquer aux plongeurs qui le taquinent de trop près. Après "Les Dents de la Mer", gageons que nous aurons bientôt "Le Bec de la Mer". Il mange également ses congénères, mais apparemment pas suffisamment. Pour en savoir plus sur celui qui a mérité le surnom de diable des mers (ex-aequo avec moi), vous pouvez parcourir cette page

C'est donc faire œuvre de salut public que de le dévorer. On le trouve toujours decongelé sur les étals, soit le manteau en grosses buchettes de chair très blanche, soit les tentacules. C'est un produit que je n'avais jamais essayé, et j'ai donc eu envie de lui appliquer une fameuse recette de poulpe, celle du "civet zourite" de La Réunion. 

Dosidicus_gigas_california

Civet aux tentacules de calamar de Humboldt

Ingrédients

- tentacules de calamar géant (1,5 kg)
- vin rouge
- 5 belles tomates
- 2 oignons
- quatre gousses d'ail
- gingembre frais (poudre à défaut)
- thym
- clous de girofle
- curcuma
- macis (muscade à défaut)
- un fragment de cannelle
- poivre de la Jamaïque
- poivre noir
- sel
- piment en poudre 

Ce n'est pas vraiment la recette complète du civet zourite à La Réunion, où on utilise des épices particulières, comme le ravinsare ou le quatre-épices, ces dernières n'étant pas le mélange instable qu'on nous vend en petits pots de verre, mais une feuille d'arbre qui produit quatre fragrances quand on l'écrase, à savoir la muscade, la cannelle, le gingembre et le clou de girofle, qui comme vous le constatez figurent bien dans ma recette.

Quant au ravinsare, vous le trouvez assez facilement sous forme d'huile essentielle dont les parfums évoquent l'eucalyptus, essayez si vous ne connaissez pas, mais avec précaution, ça emporte facilement toutes les autres saveurs, à mon avis déjà assez puissantes sans en rajouter. Soyez également vigilant avec la cannelle, un petit morceau suffit ou ça ne sentira que ça. 

Vous pouvez bien entendu utilisez du poulpe, pour rester conforme au plat d'origine de zourite (nom local de la pieuvre) ou un autre céphalopode pour cette recette, mais la préparation de l'animal sera différente selon l'espèce, ainsi que le moment de l'intégrer à la sauce. 

J'ai utilisé du rouge de Provence qui était parfait pour cette recette, ne choisissez pas un vin trop léger. 

 Recette

Nettoyez autant que possible à cru les membranes qui entourent les tentacules, puis blanchissez-mes très rapidement (moins d'une minute) dans de l'eau frémissante salée et vinaigrée. Vous pouvez alors continuer à les parer (ne vous obstinez-pas, vous n'aurez pas toute la peau, et ne vous laissez pas impressionner par les ventouses très rugueuses, elles vont vraiment s'attendrir au mijotage), puis à les couper en tronçons de deux à trois centimètres selon leur épaisseur, sauf les pointes qu'il est plus élégant de laisser longues.

civet

Préparez la sauce civet. Dans une cocotte, faites revenir l'oignon haché, jusqu'à légère coloration, et mettez-y à chauffer six clous de girofle (c'est vraiment la signature de ce plat) et un tronçon de 3 cm de cannelle (plus ou moins selon sa force).

Ajoutez les tomates sans les graines, si leur peau est fine, vous pouvez vous passer de les peler. Lorsqu'elles ont commencé à compoter, ajoutez l'ail et le gingembre haché, selon votre goût, du macis ou de la muscade en poudre, du poivre de la Jamaïque moulu (assez copieusement), du piment à votre convenance, du sel (léger) et une branche de thym.

Lorsque c'est bien compoté, ajoutez trois ou quatre verres de vin rouge, une cuiller à soupe rase de curcuma, et les tronçons de calamar.

Laissez mijoter le temps que la sauce soit devenue très épaisse, selon la tradition, elle est meilleure lorsqu'elle a attaché un peu à la cocotte. Poivrez au dernier moment. On peut parsemer de persil pour le service, mais celui de mon jardin ayant été phagocyté par le plant de mélisse, j'ai mis de la ciboulette thaïe qui était très contente du voyage.  

civet1

Vous serez étonnés de la tendreté de ces tentacules, mais souvenez-vous qu'il n'y a que deux façons valables de cuire les céphalopodes, très rapidement ou très longtemps. 

Civet2

*****

Rejoignez CdM sur Facebook (clic & like)

*****

Publicité
Commentaires
P
Merci beaucoup pour cette page super enrichissante!!<br /> <br /> La recette une merveille! c la première fois que je cuisine des tentacules, un vrai délice!
Répondre
K
J'ai enfin trouvé LA recette pour écouler mon stock de calamars (Nan dit toujours que les calamars congelés, c'est pas bon et chaque fois qu'il va chez le pêcheur pour acheter du calamar tout frais, il en ramène 4kg pour nous deux ... Résultat des courses, le congèle est plein de calamars surgelés!) <br /> <br /> Je viens donc de préparer la boîte de tentacules avec ce civet et les chapeaux seront farcis selon ton autre recette! <br /> <br /> Ici, pas de vin rouge consommable, ce qu'on trouve dans des bouteilles ressemble plus à du détergent qu'à du vin, j'ai donc fait un mélange 1/4 de whisky et 3/4 de bière et un poil de sucre.... Et ça marche bien!<br /> <br /> Ce civet est à se relever la nuit! Le mélange d'épices et de gingembre est fantastique. Quelle belle découverte!
Répondre
J
bonjour,<br /> <br /> Je suis fan, voire même j'adoooooooooooore tous les produits de la mer. Bon, en même temps je suis dans le Finistère donc ça aide! J'aime beaucoup les histoires qui précèdent tes recettes et qui peuvent mettre l'eau à la bouche. Je vais donc tester toutes ces recettes vu que je viens seulment de découvrir ce blog, via un lien de l'émission "Littoral".<br /> <br /> Juste une question? (ou un léger reproche)... ici par exemple pour le calmar que je déguste toujours avec plaisir, je pense tester ce civet mais il n'y a pas noté pour combien de personnes? voire même que mettre en accompagnement? vu les quantités ce n'est pas un tapas non?<br /> <br /> Quoiqu'il en soit merci pour ce blog<br /> <br /> Bloavez Mad 2014!<br /> <br /> <br /> <br /> JeanPiotr de Douarn
Répondre
H
Tu nous fais voyager avec ce billet. Je retiens précieusement tes conseils concernant la cuisson rapide. La bête cuit généralement des heures en cocotte à la maison.
Répondre
Y
Bonjour<br /> <br /> je recommande à chacun le lien vers la viande de bec de calmar... où l'on apprend que la " Capacité d''approvisionnement" est "Dans des conditions contagieuses normales 15 FCL mensuels"... <br /> <br /> Sinon merci pour vos recettes dont le fumet rêvé (pour l'instant, gare à vous calamars) n'a d'égal que la poésie marine de votre prose !
Répondre
Publicité