Ourmel ha farz
La grande marée, la marée du siècle comme ils disent, depuis mon enfance, j’ai l’impression d'avoir déjà vécu plusieurs marées du siècle, avec les mêmes populations de prédateurs, quelques-uns à l’assaut du moindre banc de sable, armés de râteaux pour traquer la rigadelle dans ses plus intimes refuges, d’autres retournant les rochers avec la délicatesse d’un tractopelle pour dénicher l’étrille ou tout autre comestible, dont les ormeaux.
Plus étonnantes sont les grappes de badauds agglutinées sur la côte lorsque la marée est haute, ce qui me sidère toujours. Certes, le spectacle d’une baie ou d’un aber emplis d’eau jusqu’à la gueule est toujours splendide, mais bon, entre une grande marée et une très grande marée, la différence n’est pas très marquante, surtout s’il n’y ni vent et ni déferlante comme ce 21 mars dernier, beaucoup se sont déclarés déçus.
Les habitants de nos rivages quant à eux ont préféré cette grande marée calme et ensoleillée, aux déferlements dantesques de lames qui ont inondé beaucoup d’endroits durant l’hiver 2014. Notez que tout le monde n’en était pas marri, comme en témoigne cette vidéo de gamins de Porspoder s’amusant à toréer l'océan (avec en fond sonore les excellents Ramoneurs de Menhirs et Louise Ebrel). Ne vous amusez pas à faire cela si, comme nous, vous n'êtes pas tombés dans cette mer lorsque vous étiez petits (d'ailleurs je ne m'y amuserai plus maintenant, il suffit de voir l'état du mur de berge à la fin de la vidéo pour juger de la force des coups de boutoir de ces vagues).
Les vraies terres inconnues d'une grande marée, ce sont au contraire ces parties de l'estran qui se découvrent rarement, et qu'il est possible d'explorer, tant pour pêcher, qu'avec le regard du naturaliste ou du promeneur en quête de souvenirs. C'est pouvoir accéder à pieds à des îlots accessibles seulement en bateau habituellement, avec toujours un petit coup d'œil prudent en arrière, des fois que la mer remonte plus vite que les prévisions du SHOM.
Cette fois-ci, j'ai très peu péché, car englué dans une bronchite doublée de courbatures, je n'avais que moyennent envie d'aller patauger dans l'eau froide, balayée de plus par un vent de nordet très incisif. Par contre, j'ai cuisiné, j'ai mangé et j'ai bu, bref la routine. J'étais entouré de pêcheurs acharnés, dont l'un d'entre eux hébergé à la maison, ne remontait pas vers la grève avec la marée, mais s'offrait des prolongations une fois la quête piétonnière d'ormeaux et d'étrilles terminée (il est interdit, sauf licence spéciale, de pêcher les ormeaux en plongée, et même de mettre la tête dans l'eau pour mieux les repérer dans les failles de rocher où ils s'abritent), en plongeant à la recherche de délices encore plus rares, comme les homards, les seiches, les araignées, etc.
Les ormeaux ne figurent pas sur ces photos, nous les avions déjà préparés, et même mangés en ce qui concerne ceux de la recette, car j'en avais acheté une douzaine aux plongeurs de Molène pour être certain de pouvoir en faire goûter à mes invités, dont je n'imaginais pas encore les talents halieutiques.
Je vous rappelle brièvement la préparation des ormeaux telle que je la pratique, quelle que soit la recette que je leur applique par la suite, il faut s'y prendre la veille.
1) On commence par dé-coquiller la bestiole, en détourant le pied le long de la coquille de la pointe d'un couteau, ensuite on enlève l'animal entier en s'aidant d'une cuillère à soupe, qui est l'outil idéal pour ne pas laisser de chair attachée à la coquille. On ôte alors les viscères et la tête cornue, n'oublions pas que nous avons affaire à un gastéropode. A ce stade, certains les ébarbent, selon ce qu'ils ont appris (ou pas) durant leurs études de cuisine, une mutilation que je ne pratique pas, estimant que beaucoup de saveur réside dans cette parie. Je me contente de les entailler environ tous les centimètres, pour éviter que les barbes se rétractent à la cuisson.
2) Il s'agit alors de les taper légèrement. Pas comme une brute, avec douceur et discernement. On les coince dans un chiffon et on donne quelques coups sur la partie centrale proéminente, juste pour les amollir un peu, en aucun cas il ne faut les écraser. Je me suis muni cet été d'un attendrisseur à viande lors de mon séjour au Québec, et je m'en félicite. Ces opérations réalisées, on les lave et on les sèche, puis on les place au frais dans une assiette filmée.
3) On termine par un petit massage. Peu de temps avant de les cuisiner, on les saisit à deux mains, entre le pouce et l'index, et on malaxe en appuyant un peu. Vous serez surpris de la tendreté à laquelle on parvient, sans atteindre la consistance d'une coquille saint-jacques, on obtient une chair plus moelleuse que celle de la seiche ou du calamar (lorsqu'ils sont cuits correctement).
Bref, nous avions beaucoup d'ormeaux, ce qui m'a permis de tenter un truc que je n'avais pas encore essayé, de façon surprenante puisque le feu de bois est mon mode de cuisson préféré. J'ai pris deux ormeaux dûment tapés et massés, je les ai coupés en huit morceaux chacun, je les ai embrochés, puis fait cuire à la braise pas trop vive, le temps qu'ils se colorent légèrement, à peine colorés même. Je les ai servis immédiatement avec une bonne huile d'olive de Ligurie et de la meilleure fleur de sel que je connaisse, celle de Lionel Charteau à Saint-Molf près de Guérande, il fournit d'ailleurs nombre de grandes tables gastronomiques.
Cette façon de cuire des fruits de mer, à sec et très simplement assaisonnés ensuite est définitivement celle que je préfère, je pense cuisiner ainsi mes ormeaux très souvent. C'est déjà ainsi par exemple que je prépare le homard, ainsi que me l'a appris l'excellent chef Jean-Luc L'Hourre.
Deux jours plus tôt, j'avais toutefois imaginé d'inclure les ormeaux dans un plat breton traditionnel, assez largement détourné comme vous le lirez ci-dessous. Si j'en avais eu le temps, cette aurait été publiée le 1er avril, sur le thème qu'il ne faut pas confondre farz et farce, mais bon, vous devrez vous contenter de la sèche sobriété de ce billet.
Ormel ha farz
Ingrédients
- ormeaux
- farine de blé noir
- œufs
- lait entier
- crème fleurette
- beurre demi-sel
- échalotes
- porc salé (éventuellement fumé)
- carotte
- topinambours
- bouillon de bœuf (ou de volaille)
Les plus délurés d’entre vous ont déjà fait le rapprochement avec cette recette emblématique du Nord-Finistère, le « kig ha farz », locution qui se traduit littéralement par « viande et far », une expression très sobre pour désigner un plat paysan riche d’ingrédients et de saveurs.
En quelques mots, il s’agit d’une préparation dont le bouillon évoque celui du pot-au-feu, avec viande de bœuf et légumes (dont une proportion importante de légumes racines, comme le panais). Dans ce bouillon, on poche du far de blé noir, dans un sac en tissu de lin et de coton.
Dans certaines familles, on y fait également pocher dans un autre sac un farz sucré à base de farine de froment (chez moi, on préfère le préparer au four, comme ici). On sert également du porc salé, souvent de la poitrine et du jambonneau. Cette alliance de salé et de sucré a fait dire à un regretté boucher de mes amis que les bretons avaient inventé le sucré-salé, ce qui n’est pas plus bête que d’inventer la poudre ou de vains prétextes.
Pour agrémenter et alléger le tout, on présente le kig ha farz avec du beurre (plus ou moins noisette) dans lequel on a fait revenir des échalotes et des carottes. Certains délicats remplacent le beurre par du saindoux. Cette sauce se nomme « lipig », ce qui signifie « sauce grasse ».
Recette
- Apprêtez les ormeaux comme décrit ci-dessus.
- Préparez une pâte pour le farz de blé noir, lequel sera cuit à la poêle. Disposez en puit sept cuillers à soupe de farine de blé noir. Ajoutez trois ou quatre œufs, en fonction de leur taille, ainsi qu'un peu de sel. Battez avec une cuiller en bois, le creux tourné vers le bas, de manière à emprisonner de l'air qui rendra l'appareil plus léger. Lorsque le mélange est bien lisse, versez deux ou trois cuillers à soupe de crème fleurette. Ajoutez ensuite du lait jusqu'à l'obtention d'une pâte pas trop fluide, bien moins qu'une pâte à crêpes par exemple. Laissez reposer cette pâte au moins deux heures.
- Pelez les topinambours et faites les cuire dans du bouillon de bœuf environ vingt minutes (testez avec la pointe d'un couteau, il doivent rester encore un peu ferme à cœur), puis coupez-les en rondelles pas trop fines.
- Préparez le "lipig" : Hachez pas trop finement trois ou quatre échalotes, une carotte sans le cœur, ainsi qu'un peu de poitrine fumée (j'ai utilisé le filet mignon fumé d'Olivier Hélibert, le Prince de Bretagne de la Charcuterie). Faites revenir doucement ces trois éléments dans un peu de beurre, et réservez dès qu'ils ont commencé à colorer.
- Débutez par la cuisson du farz. Dans une poêle, mettez un morceau de beurre, et lorsqu'il mousse, versez d'un coup toute la pâte à farz. Laissez prendre au fond quelques instants, puis mélangez, comme pour des œufs brouillés. Continuez la cuisson à feu moyen, en coupant de votre spatule des fragments de farz. Lorsque vous êtes parvenus à la taille de morceaux qui vous convient, vous pouvez couper le feu et reprendre la cuisson une quinzaine de minutes avant de servir.
- Pour terminer la cuisson du farz, vous ajoutez un beau morceau de beurre dans la poêle, et faites sauter jusqu'à le rendre croustillant en surface.
- Parallèlement, vous ajoutez également du beurre dans le lipig, et vous faites fondre, vous pouvez aller jusqu'à une coloration de beurre noisette, mais attention à ne pas le brûler.
- Mettez les tranches de topinambour à réchauffer, à la vapeur par exemple, ou dans un fond de bouillon que vous aurez conservé.
- Quelques minutes avant de servir, faites sauter les ormeaux à la poêle dans très peu de beurre (ça change), pas plus de deux minutes de chaque côté, sous peine de les durcir. Dressez en assiette chaude, en répartissant la sauce lipig sur le farz et les topinambours, pas sur les ormeaux pour en préserver la saveur, il ne supportent que le sel et le poivre.
C'était la première fois que j'associais le blé noir avec l'ormeau, qui sont deux produits emblématiques de Bretagne. Je suis très heureux de vous confirmer que cela fonctionne très bien, et que je vais persévérer dans cette voie : il y a une vraie complémentarité entre ces deux produits tant au niveau des saveurs que des textures, surtout lorsque le farz est servi croustillant comme ici. J'avais déjà réalisé une association entre un rôti de lotte et ce farz, qui avait parfaitement fonctionné. J'avais servi ce plat avec une sauce à base de lait ribot et de pomme, je pense que je creuserai aussi l'accord de ce lait fermenté et des ormeaux.
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