Grondin à la graisse salée
La victoire en chantant nous ouvre la bardière. C'est tout fier de moi que je poussais la barrière de mon champs, muni d'une tranche de graisse de porc salée, découverte à l'étalage de mon pote charcutier Olivier Hélibert de Bourg-Blanc, qui m'avait en outre donné une idée pour cuisiner le gros grondin acheté le matin même à la femme du pêcheur.
Conscience tranquille de surcroît, car le rouget-grondin n'est pas gras, contrairement au rouget de l'huile. Nous autres bretons, nous connaissons la valeur de la graisse, nos nouveaux nés sont enduits de beurre salé à la naissance, puis ils sont nourris au sein doux de leur mère, et apprennent vite le lard et la bardière de mettre de l'huile dans les rouages.
Le lard blanc cuit, servi avec du pain, du beurre et des échalotes crues était notre nourriture de base, enfin, pour les plus riches qui pouvaient acheter ou élever de la chair. Les pauvres se contentaient de produits de la mer quand ils vivaient à côté, ou alors des parties les moins nobles de la bête, comme le gras et les os, ce qui ma foi, permettait d'obtenir d'excellents bouillons gras pour y pocher les légumes.
L'huile par contre n'avait pas notre faveur, car nous n'étions pas encore envahis par le colza, le tournesol et le maïs (ou même les oliviers actuellement très à la mode même en Nord-Finistère, on met trop souvent sur le compte du réchauffement de la planète, ce qui n'est que mauvais goût paysager).
C'est le regretté Pierre-Jakez-Hélias, écrivain et poète méridional (c'était un bigouden de Pouldreuzic, né à Plozévet), qui raconte dans Le Cheval d'Orgueil, ses mémoires d'enfance, que l'une de ses grandes gourmandises était le coeur de laitue servi avec du sucre en poudre et un trait de vinaigre. Lorsqu'on lui a servi pour la première fois une salade assaisonnée de vinaigrette (à l'huile donc, je le précise pour les cuisiniers débutants), il a fait à peu près la même tête que moi lorsqu'on m'a proposé du balut.
J'ai découvert ce livre l'année où je passais le Bac de français, et même si plus d'un demi-siècle séparait mon enfance de celle d'Hélias, j'ai retrouvé dans les coutumes et les attitudes des gens de Pouldreuzic, celles de mes grands-parents et des gens simples que je côtoyais avec eux, à travers champs et le long des grèves. Tellement passionné et empli de cette lecture, je décidai d'inclure ce livre dans la liste de ceux que je voulais présenter à l'examen, ce qui bien entendu me fut refusé par la prof de français.
Qu'à cela ne tienne, je me suis débrouillé pour élaborer ma propre liste (en ajoutant quelques ouvrages et en enlevant d'autres qui me plaisaient moins), pour imiter la signature miteuse de la prof, et enfin pour la revêtir d'un coup de tampon du lycée, que j'avais piqué dans le bureau du surgé. Je suis arrivé pas forcément très l'aise devant l'examinateur, qui bien entendu n'a pas manqué de souligner l'éclectisme rafraîchissant de l'enseignement que j'avais reçu en première. Il m'a interrogé sur Zadig et Voltaire ; je ne me suis pas pris de veste puisque j'ai obtenu un 15/20.
Bon, ce n'est pas tout de discuter le bout de gras, revenons-en à la graisse salée. "C'est un truc du Sud-Finistère", me raconte mon charcutier préféré, "là-bas ils s'en servent sur les tartines à griller et dans les crêpes, ou ils font cuire des patates avec. Mais tu peux aussi en mettre sur un filet de poisson au four, la graisse va fondre il ne restera que des grattons croustillants". Il a peut-être dit "frittons", je ne m'en souviens plus, mais pas de problème, je laisse une chance aux grattons, et une autre aux frittons.
Le porc est un magnifique pourvoyeur de graisses de toute nature, celles de la tête et de la gorge sont irremplaçables en terrine, le lard de poitrine est savoureux, parfois fondant, parfois croquant. La panne est la couche de graisse blanche fine située autour des rognons, et qui donne le meilleur saindoux. Quant aux bardes de lard, qui servent par exemple à entourer les rôtis ou les terrines, elles sont extraites de la bardière, qui est une couche de gras située sur le dos de l'animal.
Fabrication des bardes
La graisse salée est obtenue à partir de la bardière crue, qui est mixée très finement, avec une pointe d'oignon, d'ail, du poivre et pas mal de sel. Me voici donc avec un nouveau produit à cuisiner, comme quoi nul n'est prophète en Finistère.
Grondin à la graisse salée
Ingrédients
- un gros rouget-grondin non vidé
- graisse salée
- pommes de terre
- beurre
- tiges vertes d'échalote ou d'oignon
- poivre blanc
Le grondin a longtemps été un poisson peu estimé en Bretagne, on le considérait bien plus utile dans les casiers pour appâter les crustacés, que dans les assiettes. Il en existe plusieurs espèces, j'ai un peu fait le tour dans ce billet, le meilleur pour une cuisson au four est le grondin-perlon, ou tombe, qui atteint de plus grandes tailles que ses congénères, et a une chair plutôt délicate. Celui-ci, donc :
Quant à la graisse salée, vous pouvez très bien la confectionner vous-même. Personnellement, je n'aime pas cuire mes rôtis de boeuf avec l'épais habillage de barde dont l'affuble le boucher (mais c'est tellement cool de vendre pléthore de gras au prix du filet de boeuf, dans le cas du tournedos). Je l'enlève systématiquement, et je cuis la viande uniquement avec du beurre, ce qui fournit un fond de plat bien meilleur.
Donc, vous pouvez utiliser cette barde bien rincée, puis finement mixée avec vos aromates préférés, ail, oignon et poivre pour Olivier Helibert, et la saler, vous ne la salerez copieusement que si vous voulez la conserver longtemps.
Recette
J'ai une façon préférée de préparer le grondin pour le passer au four, qu'il soit farci comme dans cette recette de rouget-grondin à la bohémienne, ou très simplement assaisonné comme ici. Du coup, je vous ai préparé un pas-à-pas visuel :
1) Commencer à décoller les filets en partant du dos,
verticalement de chaque côté de l'arête centrale,
en prenant soin de ne pas crever la peau du ventre
2) A l'aide d'une paire de ciseau de poissonnier,
coupez l'arête centre du côté de la queue
et commencez à la détacher.
3) Terminez en la sectionnant du côté de la tête,
videz le poisson, ôtez les branchies et rincez-le.
Et voilà un beau poisson tout pimpant,
à réserver au frais jusqu'à la cuisson.
Pendant que vous opérez l'animal, vous avez mis à cuire à l'eau quelques pommes de terre avec leur peau. Au fond d'un plat à four en terre, vous disposez une couche de tiges vertes d'échalote ou d'oignons, puis les pommes de terres coupées en morceau, quelques fragments de beurre et un peu de sel, et vous enfournez à four moyen (170 à 180°).
Vous badigeonnez alors votre poisson de graisse salée, attention à ne pas être aussi peu plus malin que moi, vous avez intérêt à la passer au froid pour pouvoir la manier proprement, je l'avais laissée à température ambiante, j'ai rarement utilisé un produit aussi poisseux.
Lorsque les pommes de terre ont commencé à dorer, vous placez le poisson par-dessus, et vous montez le four à 220°, le temps que ça cuise, c'est dire lorsque le poisson a les yeux bien blancs et que la graisse en fondant ait formé des petits grattons croustillants. Bon, comme ça sur la photo, ça a l'air un peu cramé, mais seules les tiges d'échalote avaient un peu noirci, propageant au plat un fumet délicieux.
Comme souvent lorsque je mange seul, le service est la one-again, les patates d'un côté de l'assiette, le poisson de l'autre. Notez que pour une fois je n'ai pas gardé la tête, d'abord parce qu'il n'y a pas plus à manger dans la tête d'un grondin que dans celle de ... (emplacement à louer), et ensuite parce qu'en la sectionnant je laisse s'écouler la graisse fondue qui s'était accumulée dans la cavité abdominale du poisson, et que je ne voulais pas retrouver dans mon assiette.
J'étais un peu méfiant quant au résultat gustatif, mais j'ai trouvé cette façon terre-mer de manger le poisson très intéressante et bonne, il y a sûrement à creuser l'idée en assaisonnant plus franchement cette graisse, avec des épices par exemple.
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