Une pissaladière
C'est à nouveau à une expérience sucré-salée que je vous invite, avec l'oignon dans le rôle de la douceur, l'anchois et le pissalat du côté marin. C'est une préparation niçoise, qui daterait du XIVème siècle, pour laquelle on est partagé entre deux points de vue :
- celui de la facilité, consistant à prétendre qu'il y a une recette par famille (ce qui n'est pas totalement inexact),
- celui de la stricte obéissance aux dogmes de la cuisine niçoise (ou nissarde en patois), laquelle a été codifiée avec soin. Ce n'est pas un mal d'ailleurs, en matière de cuisine, on ne fait pas grand chose si on ne s'appuie pas sur les bases.
Peu importe si parfois je passe pour un puriste, je tiens au moins à la précision historique et géographique. Déjà que je ne suis pas très attaché aux mesures et temps de cuisson lorsque je me mets aux fourneaux, si en plus je ne me référais pas aux auteurs classiques, je tomberais vite dans une cuisine fusion à la fouzytout, ce que je déteste. On peut faire du clafoutis aux prunes, une tatin de tomate, un far aux raisins secs, sans pour autant oublier que le premier contient normalement des cerises noires du Limousin, la seconde des pommes (solognotes ?), et le dernier rien du tout, les pruneaux étant tout aussi facultatifs que les raisins.
Mon amie Camille Oger, du blog Le Manger, lorsqu'elle ne traîne pas sa curiosité en Asie, se terre en Countea de Nissa où elle a des racines aussi profondes qu'un daïkon, elle connaît bien cette cuisine à la fois familiale et emblématique d'une culture. Je vous invite à lire son billet consacré à la salade niçoise, ou celui des petits farcis, ou encore celui sur la tourte de blettes, des merveilles de précision et de poésie culinaire.
Bref, je suis très content qu'elle n'ait pas encore écrit sur la pissaladière, je n'aurais plus grand chose à raconter sinon, et j'ai adoré me perdre avec elle dans le Vieux Nice, où nous avons quand même réussi à faire couler du pissalat sur la table d'un célèbre glacier.
Assez d'attendrissement, occupons-nous de nos oignons
Mon grand-père maternel avait coutume d'annoncer que "l'oignon est le roi des légumes", à chaque fois qu'il en trouvait un bout dans son assiette, ce qui ne manquait pas de sidérer le môme que j'étais, car j'avais bien capté qu'il faisait pleurer tous ceux qui s'aventuraient à le peler et à l'émincer. Et pourtant nos bulbes bretons, les oignons de Roscoff, sont de bon bougres, doux et rosés.
Plus troublant encore, du côté de mon aïeul paternel et de sa nombreuse fratrie, l'oignon était l'ennemi, ils ne pouvaient carrément pas en manger, une aversion qui s'étendait aux échalotes et à l'ail, et pour les plus extrémistes d'entre eux, la seule vue d'un bouton de chemise évoquant la teinte de ces bulbes et caïeux, pouvait leur provoquer un haut-le-cœur. Pas simple.
Mes repas chez mes grands-parents respectifs, alors même qu'ils cuisinaient les mêmes plats, étaient donc totalement différents, et je ne vous parle pas de l'agencement de leurs potagers...
Par bonheur, mon père qui très jeune avait quitté le bercail pour la pension au collège Saint-François de Lesneven, à la fac de droit et enfin dans l'Infanterie de Marine, avait échappé à cet atavisme en forme de malédiction, et nous mangions normalement des oignons, complément indispensable de ces plats de pomme de terre et de porc, dont les bretons déclinent une gamme inépuisable.
Un bonheur n'arrivant jamais seul, lorsque je me suis mis à cuisiner un peu sérieusement vers l'âge de treize ou quatorze ans, je me suis rendu compte que la préparation des oignons ne me tirait pas la moindre larme, pas même un sanglot étouffé. Foin des artifices et protections divers (comme couper l'oignon dans une bassine d'eau, porter un masque de plongée, voire se mettre un sac en plastique sur la tête), j'attaquais fièrement le joufflu lacrymogène en le fixant droit dans les yeux.
Le temps passant, je ne cesse de m'émerveiller à la fois des différentes variétés d'oignon qui existent, ne serait-ce qu'en France, et de son utilisation dans toutes les cuisines du monde, il est aussi universel que le poulet ou l'anchois.
Il en est toutefois un qui m'énerve, non pas qu'il soit mauvais, mais parce que c'est un imposteur. Je cite à comparaître l'échalote dite "cuisse de poulet", qui n'est pas une échalote, mais un oignon. La différence est botanique, l'échalote vraie est obtenue par la plantation de caïeux (à la main), tandis que comme tous les oignons, cette fausse échalote est issue de semis mécanisés. C'est un combat breton (le Finistère est le premier producteur d'échalotes au monde) qui a abouti dans les textes, puisque le nom d'échalote a été protégé. L'appellation commerciale de l'imposteur devrait être désormais "échalion", ou comment jouer sur les mots.
Après tout, ce n'est guère plus grave que de nommer saint-Jacques de vulgaires pétoncles exotiques, ou que de faire de la mozzarella au lait de vache. Pour terminer cette brève introduction, il faudrait arrêter de s'approprier l'image de producteurs traditionnels, de prendre les consommateurs pour des billes, et cesser de leur en mettre plein l'oignon à la première occasion, si je puis m'exprimer ainsi, mais c'était trop tentant.
Une pissaladière
Ingrédients
- pâte à pain
- oignons jaunes
- jus d'orange
- pissalat
- marjolaine
- thym
- anchois
- ail
- olives noires
- huile d'olive
A la lecture de cette liste d'ingrédients, j'en connais plein qui vont s'étouffer, mais je m'explique.
1) La pâte à pain c'est l'idéal, mais vous ne pourrez pas forcément vous la procurer, mais vous pouvez vous y mettre, il y a plein de recettes valables un peu partout. Certains y ajoutent de l'huile d'olive, comme pour une fougasse, ça se défend. D'autres se contentent d'acheter une pâte à pizza moelleuse, c'est ce que j'aurais fait si je n'avais pas eu une pâte brisée dans le frigo. Je sais, c'est mal, mais bon, tout sauf de la pâte feuilletée qui contient du beurre.
2) Les oignons jaunes sont parmi ceux qui ont le plus de saveur, et qui ne fondent pas trop, même après les deux heures de pré-cuisson de la recette.
3) Le jus d'orange est surprenant, mais dans la plupart des recettes, on conseille d'ajouter un peu de sucre dans les oignons. Le jus d'orange sucre aussi, et il agit comme une épice discrète, avec un ton d'acidité. J'en mets très peu, une généreuse cuiller à soupe par kilo d'oignon.
4) Le pissalat (du niçois "peis salat" signifiant "poisson salé") est l'ingrédient rare de la recette, il est élaboré à base de poutine, laquelle est composée principalement d'alevins de sardine et d'anchois, lesquels sont salés et fermentés, puis pressés jusqu'à obtenir un jus qui sera ensuite plus au moins assaisonné selon les habitudes de chacun. Il se raconte qu'on y met un peu de clou de girofle, de poivre et de cannelle.
Si vous ne pouvez vous en procurer, mettez un clou de girofle dans la cuisson de vos oignons, et écrasez sans les vider des anchois au sel que vous diluez dans l'eau. L'idéal est de se rendre dans le Vieux Nice, où vous en trouverez de l'excellent à la maison Glandeves, entre autres trésors (dont le stockfish, mais je vous en reparlerai). Je dois quand même signaler à ces gens que leur bouchon en fausse cire et liège est une véritable tannée, il fuit, et il casse lorsqu'on veut l'ôter. Mes mains, et surtout ma voiture s'en souviennent encore, elle sent le fond de culotte de terre-neuva depuis mon escapade en pays niçois.
Vous pouvez aussi utiliser des produits asiatiques, comme le mắm nêm des vietnamiens, le plus approchant à ma connaissance, ou pourquoi pas, un nuoc mam concentré, deux produits paradoxalement plus faciles à trouver que de l'authentique pissalat. Fuyez les pâtes d'anchois du commerce, je n'en ai pas encore trouvé de satisfaisante en saveur, même chez les producteurs réputés.
5) En matière d'herbes, la plupart des recettes proposent le thym et le laurier. Le thym-serpolet me paraît indispensable, mais j'adore associer la marjolaine à l'oignon, d'autant plus que j'en cueille de la merveilleuse sur les talus bretons (il y a aussi du fenouil, de la sauge, des menthes, etc., il faut juste chercher un peu). J'utilise les inflorescences séchées.
6) Les anchois et les olives, tout niçois bien né vous dira qu'ils sont surtout là pour la décoration, ce qui est rigoureusement exact, la pissaladière est déjà très bonne sans eux. Il vous affirmera aussi qu'en dehors de la petite Olive de Nice AOC (dite aussi "caillette" en tant que fruit du cailletier), il n'y a guère de salut en ce bas monde. Il s'agit de la même olive que l'italienne taggiasca, présente surtout en Ligurie, vous pourriez aussi l'utiliser.
Pour ma part, je poursuis dans l'hérésie, et je trouve dommage d'utiliser ces petits fruits si délicats pour les rôtir au four pendant une trentaine de minutes. Du coup je préfère utiliser des olives plus charnues, également fines et savoureuses, comme les Nyons. Une bonne solution serait de les répartir sur la pissaladière une dizaine de minutes avant la fin de la cuisson, à vous de voir.
7) Et puis même qu'un jour, j'ai mis des rondelles de tomates par dessus les oignons, mais j'étais jeune et inconscient.
Recette
Pelez deux à trois kilos d'oignons jaunes, émincez-les pas trop finement, de façon à ce qu'ils ne fondent pas trop pendant leur pré-cuisson.
Mettez-les dans une casserole ou une cocotte avec de l'huile d'olive, et commencez à les cuire à feu moyen. Lorsqu'ils commencent à devenir translucides, assaisonnez avec du thym et de la marjolaine, deux ou trois gousses d'ail finement hachées, une pincée de sel et trois cuillers à soupe de jus d'orange.
Réduisez le feu, et laissez cuire doucement pendant deux heures. Surveillez bien la cuisson, les oignons ne doivent surtout pas brûler, ni même être vraiment colorés.
En dehors du feu, ajoutez deux cuillers à soupe de pissalat, et mélangez bien. La plupart des recettes indiquent de tartiner le fond de pâte avec le pissalat, mais je préfère cette méthode qui en répartit mieux la saveur.
Etalez votre pâte et faites la sécher au four durant cinq minutes à 220°. Puis répartissez les oignons et décorez avec les anchois et les olives.
Enfournez à nouveau pour trente minutes à 200°, et vous obtiendrez quelque chose comme ça.
La pissaladière se mange tiède ou froide, elle se suffit à elle-même sans qu'il soit besoin d'y ajouter la petite salade-alibi dont on encombre trop souvent les tartes salées. Un vin blanc est ce qui l'accompagne le mieux, j'ai un petit faible celui de Cassis avec ce plat, mais il en est plein d'autres, la Provence est un magnifique terroir pour les vins blancs.
Un truc que je n'ai pas précisé, c'est que normalement après cuisson, l'épaisseur de la pâte devrait être identique à celle de la couche d'oignon qui la surmonte (à ne pas tenter avec de la pâte brisée). C'est bien compliqué la cuisine exotique.
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