Merlan en bélier farci à l'andouille
Après cette dérive dans les bris de la tempête, je me suis dirigé vers une autre grève, avec le projet d'en ramener cette fois des animaux vivants, crabes-sardine (étrilles) ou ormeaux, bien que le coefficient de marée fut un peu trop faible pour ces derniers.
Arrivé un peu en avance sur le reflux, je m'attardais à contempler les algues brunes si noires et les algues rouges si écarlates en cette saison. Âmes sombres et coeurs qui saignent, j'avais encore en tête la belle chanson de Serge Gainsbourg, depuis la découverte de cette cassette échouée, "Les goémons".
"Algues brunes ou rouges
Dessous la vague bougent
Les goémons
Mes amours leur ressemblent,
Il n'en reste il me semble
Que goémons
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons
Que l'on prend, que l'on jette
Comme la mer rejette
Les goémons"
J'aperçus à une courte encablure un homme brun vêtu de noir, debout, immobile sur un rocher surplombant la mer. Il fixait le ressac avec intensité, où les goémons s'alanguissaient au rythme lent de la mer qui se retire. Il ressemblait à un cormoran découragé, aux ailes baissées voire brûlées ou blessées.
"Mes blessures revivent
À la danse lascive
Des goémons
Dieu comme elle était belle,
Vous souvenez-vous d'elle
Les goémons
Elle avait la langueur
Et le goût et l'odeur
Des goémons
Je pris son innocence
À la sourde cadence
Des goémons"
Puis tout à coup surgit un gamin, un garçon en culotte courte, pull marin crevé aux manches, chevelure rousse ébouriffée. Il est resté un moment regarder l'homme triste, la tête levée vers son rocher noir, puis ils ont parlé un instant, l'homme a esquissé un sourire, presque une grimace, puis il s'en est allé marcher sur les dunes.
Je souriais à cette scène, j'imaginais que le petit avait apporté un brin de réconfort à ce grand dadais de cormoran déprimé, lorsque je l'ai vu se diriger vers moi, voletant littéralement sur les rochers, les pieds nus dans des chaussures de toile percées. J'ai horreur d'être dérangé en pleine pêche, encore plus en pleine évocation Gainsbarrique, je me suis vite mis à fouiller les failles et les cailloux, genre "Je suis occupé mon petit gars"!
Un vrai bassier vous le dira, il ne faut jamais donner l'impression d'aller à la pêche, sous peine d'être suivi par les voleurs de coins. Si on est surpris en pleine action, il ne faut jamais laisser soupçonner ce que l'on pêche. Si on a affaire à un connaisseur, qui vous demande si "Cà donne?", la seule réponse possible est "Presque rien et que des petits!". Surtout, on ne doit jamais montrer le contenu de son panier, c'est la règle d'or. En l'occurrence, le mien ne contenait qu'un appareil photo et un petit flotteur jaune, je me suis méfié trop tard, le mioche l'avait aperçu, me cataloguant aussitôt comme un amateur de la pire espèce, un gars de la campagne quoi...
- Vous cherchez des crabes-sardine m'sieur?
- Et toi, tu n'as pas froid comme çà?
- Bien sûr que non, je suis d'ici. De toutes façons, vous n'en trouverez plus beaucoup, mon grand-père est passé hier.
- Je travaillais hier, je ne pouvais pas être là!
J'ai failli répondre "Hier, j'étais à Paris", je l'ai échappé belle... Pour faire diversion, j'ai entrepris de soulever un énorme rocher, m'écrasant un pied au passage, avec pour seul résultat de déranger un gobie à l'air sournois, je l'ai laissé retomber dans un grand jaillissement de flaque.
- Il en pris combien ton grand-père?
- Oh pas beaucoup, il n'y a presque rien cette année!
Bravo, à peine dix ans et déjà entraîné à la dissimulation! Il commençait à m'agacer ce môme...
- Tu n'as rien d'autre à faire?
- Bah je suis chez ma grand-mère pour Pâques, elle m'a envoyé prendre l'air à la grève.
- C'est qui ta grand-mère?
- Madame Le N..., dans la maison là-bas.
- Je ne la connais pas!
- Normal, vous n'êtes pas d'ici. Tiens, regardez donc sous ce caillou... Non, le petit là! De toutes façons, vous n'aurez pas longtemps à pêcher, la mer ne baissera pas, le vent est contraire!
Un vrai fléau ce gamin, je comprenais mieux pourquoi le cormoran à tête d'homme avait déguerpi sans demander son reste... Je retournais quand même le caillou, un gravier à peine plus gros qu'un macaron, sous lequel deux grosses étrilles m'attendaient, pinces brandies et claquantes. Totalement désabusé, je levais la tête pour néanmoins le remercier. Trop tard, il s'éloignait déjà vers une plage de sable où un homme, aux cheveux blancs et vêtu de noir, faisait les cents pas. Il me semblait entendre de loin la grêle crisser entre ses semelles et le sable.
Oui, la grêle s'était mise à tomber, grains blancs rebondissant sur les goémons noirs et fondant sur les algues rouges. Elle pénétrait dans mon col lorsque j'étais debout et dans ma ceinture lorsque je me baissais. J'en ai très vite eu marre, les glaçons je n'en mets même pas dans le whisky, ce n'est pas pour leur permettre des familiarités... Me voici donc remontant à mon tour vers la dune, tout en surveillant du coin de l'oeil le gamin et l'homme aux cheveux blancs. Ce dernier avait sorti un porte-monnaie et glissait une pièce au petit... Vieux grigou va, soudoyer ton petit- fils pour qu'il éloigne tes concurrents de la grève, rêveurs ou pêcheurs, j'aurais dû le noyer!
"Vous n'êtes pas d'ici", m'avait dit le monstre, attends un peu, ma prochaine recette, elle sera à l'andouille et à l'échalote, avec de la bouillie d'avoine et tu verras d'où je suis! D'avoir pris cette décision m'avait rasséréné, changement de plan salutaire. Me retournant une dernière fois vers la mer, je n'y vis plus ni âme sombre ni coeur qui saigne, juste des reflets, souriants pour la plupart.
Déjà muni d'un rouget et de carottes, je reportais à plus tard la recette à l'andouille, je me dépêchais toutefois de m'en procurer une chez mon boucher-charcutier préféré, ne pas mollir sur une résolution culturelle. Une fois dans la boutique, je discutais comme d'habitude avec mon copain Claude, quand tout à coup j'entendis derrière moi un accent pas du coin, encore que... C'était ma voisine Jane Birkin avec deux petits enfants qu'elle talochait comme une caresse, pour qu'ils disent merci à Laurence qui leur offrait une tranche de saucisson fumé aux algues (j'en ai eu une aussi, ce qui m'a bien réchauffé, bien qu'une fine rondelle ne fasse pas le printemps).
Algues brunes ou rouges, lorsque les chansons et les tracassins vous poursuivent sur les grèves et chez le boucher, la petite taloche affectueuse, il n'y a pas mieux... je m'en souviendrai mon p'tit gars!
Merlan en bélier farci à l'andouille
Je vous raconte parfois des dialogues imaginaires de poissonnerie pour introduire mes recettes, mais cette fois j'étais vraiment dans le concret, à l'une des succursales des Poissonneries Daguerre, rue Lecourbe à Paris. Beau choix, belle marchandise pour près de la moitié de l'étal (ce qui devient rare), prix élevés et même parfois scandaleux, personnel sympa mais parisien... Me voici donc face à de très beaux merlans de ligne et à une pointe de regret :
- Dommage qu'ils soient vidés, je voulais les faire à la Colbert...
- Vous pouvez quand même le faire
- Et ben non, s'ils ont le ventre ouvert, je ne peux pas les farcir!
- Ce n'est pas çà le merlan en colère, c'est quand on lui fait mordre sa queue avant de le frire!
- Oui je le sais bien, il est en colère alors il se mord la queue , mais moi je parle de "Colbert", pas de "colère", on le vide par le dos après avoir ôté l'arrête centrale.
- Çà, ce n'est pas en "colère" (tête de mule va!), c'est "en portefeuille". Dommage que mon collègue ne soit pas là, c'est un MOF, il nous l'aurait dit!
- Oh mais pas besoin, je le sais, "Colbert" c'est le nom du portefeuille pour le merlan.
On fait quelques pas de concert vers la caisse, le regard hostile, quand mon vendeur aperçoit le responsable du rayon traiteur, tout juste s'il ne me prend pas par le collet pour m'amener jusqu'à lui.
- C'est quoi "en Colbert" d'après toi?
- Un canard! (Éclaté de rire le gars...)
- Non, on te demande pour un merlan.
- C'est en portefeuille, mais on dit "Colbert" pour le merlan.
Et toc. Puis on a continué à deviser gentiment sur les différentes façons d'habiller les poissons et les crustacés, la caissière s'en est mêlé. C'est le genre de discussion que j'adore, habituellement, cela crée une petite émeute dans la file d'attente qui n'en a rien a faire, qui veut ses pavés de saumon ou ses darnes de surimi, et sans perdre de temps. Mais là, le samedi en milieu d'après midi, c'était calme, on a pris le temps de rigoler un peu.
C'est comme cela que je me suis souvenu que je n'avais jamais ni goûté ni préparé de merlan en bélier, technique que j'ai vue dans quelques bouquins spécialisés. Alors, j'ai adapté mon projet colbertiste à une réalisation plus pastorale... (Pour consulter mon billet sur le "Merlan Colbert", c'est ici)
Ingrédients
- un merlan de ligne d'un kilo environ
- un tronçon d'andouille (120 à 150 grammes)
- échalotes
- persil plat
- poivre noir
- beurre
L'andouille que j'utilise, elle est artisanale, je l'achète donc chez l'excellent boucher-charcutier de Landéda, Claude Jourdain, elle est parfaite, il faut juste penser à ôter les morceaux de ficelle dans les premières tranches. Importante la ficelle, jusqu'à sa couleur : si elle est rouge, c'est de l'andouille au lard, une délicatesse diététique ...
Mais bon, vous pouvez utiliser de la Guéméné ou de la Vire sans inconvénient, ou toute autre bien fumée, on en fait dans à peu près toute la France.
Recette
Commencez par parer le poisson vidé et débarrassé de ses nageoires (sauf de la queue, car elle servira de prise et sera ensuite ôtée avec l'arête centrale). Enlevez également les branchies. La technique est simple dans le principe, il suffit de lever les filets sans les détacher de la tête. Ce qui nécessite de commencer par la queue. Attention, l'arête centrale de ces gros merlans est épaisse au niveau de la cavité ventrale, vous devez donc vous y prendre à deux fois pour lever le filet à cet endroit, sous peine de perdre beaucoup de chair.
Une cette opération menée avec brio (ce qui n'a pas vraiment été mon cas, mais j'ai tout compris pour la prochaine fois) il ne vous reste plus qu'à enlever les arête avec la pince adaptée (arrêtez de vous enquiquiner avec une pince à épiler et procurez vous une fois pour toutes une pince à désarêter). Puis, une fois le poisson bien lavé et essuyé, roulez les filets vers la tête, comme ci-dessous, la comparaison avec le bélier prend alors toute sa signification.
Vous pouvez cuire le poisson ainsi, directement au four avec un peu de beurre, ou dans une cocotte avec un fond à base de fumet de poisson, mais depuis cette rencontre avec ce petit insolent sur la grève, il n'était pas question que je démorde de mon idée de poisson farci à l'andouille dont je m'étais préventivement muni.
La farce est simple à réaliser : Vous coupez l'andouille (sans la peau) en petits dés. Vous faites de même avec des échalotes, de façon à obtenir un tiers de plus que la quantité d'andouille. Vous faites revenir les échalotes dans un peu de beurre pour les attendrir, puis vous ajoutez l'andouille, vous laissez cuire deux minutes à feu doux pour amalgamer les saveurs, puis feu éteint, vous ajoutez du persil plat ciselé et du poivre noir.
Le jeu consiste alors avec une cuiller, à garnir les cornes du bélier de cette préparation une fois un peu refroidie.
Ceci réalisé, vous passez un peu de beurre fondu sur la chair nue du poisson, vous salez et vous placez dans un four préchauffé à 200°. C'est cuit lorsque les yeux du poisson ont blanchi, soit en moins de dix minutes. Comme prévu, j'ai servi ce poisson avec une bouillie d'avoine longtemps colorée au beurre, presque séchée, c'était une bonne association.
Mon commentaire 'est que la farce était bonne, mais qu'elle mériterait d'être améliorée, je ne sais pas comment, mais je trouverai. Je n'aurais pas publié cette recette si son intérêt ne résidait pas surtout dans cette technique de préparation du poisson, peu courante me semble-t-il, j'ai rapidement fouillé le net sans la trouver, sauf sur un énoncé de baccalauréat de métiers de bouche (de dentiste?). Pour le reste, pratiquement que du poisson et du bélier d'horoscope (pour lequel j'ai un profond mépris ainsi qu'une grande compassion pour ceux qui s'en préoccupent).
J''ai été très agréablement surpris par le résultat. La partie la plus mince du filet, ainsi protégée au centre du tortillon est cuite au même niveau que la partie plus épaisse . La chair est émolliente et parfumée par la peau, je recommencerai, avec ou sans andouille!
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