Bouillon d'étrilles clarifié de Jean-Luc L'Hourre
Lorsque je me suis énervé dans ce billet contre à la fois FR3, Le Télégramme et le magazine Saveurs (compromettant ainsi la médiatisation de ce blog et les immenses revenus que je pourrais en tirer), vous avez été des millions à me demander dans les commentaires, de réaliser le reportage sur mon copain cuisinier Jean-Luc L'Hourre, qui porte haut et beau la Bretagne et la mer sur les tables très convoitées de l'Auberge des Abers à Lannilis, Nord-Finistère (et capitale du monde).
Nous sommes le 26 octobre 2011, notez une nouvelle fois l'ensoleillement proverbial du Pays des Abers. Voici l'homme dans sa cuisine, guettant entre deux passages de lame (de couteau) les passants pâmés par les effluves qui s'échappent de ses fourneaux.
Le parcours d'un passionné en quête de perfection
Jean-Luc est tombé dans la marmite magique quand il était petit, puisque l'Auberge des Abers est une affaire familiale. Je me suis longtemps moqué du discours des chefs, qui affirment presque tous avoir pris le virus de la cuisine dans les jupes de mémé, comme quoi tu serais condamné à cuisiner chez Macquedo si tu es de l'Assistance...
Ici c'est vrai, et non seulement il en parle encore avec une admiration et une tendresse infinies, mais j'en ai été le témoin lorsque j'étais gamin, quand à la sortie de la grand' messe, mon grand-père m'amenait à l'Auberge pour, disait-il, "apprendre à nager au petit Jésus" (comme beaucoup de marins, il se moquait assez facilement de la religion lorsqu'il était à terre).
L'Auberge des Abers a ouvert en 1949 sur la Place du Marché à Lannilis, elle est restée depuis la même affaire familiale où il a commencé, comme beaucoup, son apprentissage par la plonge, jusqu'au Bac Pro obtenu à Quimper.
Son parcours l'a par la suite conduit dans de nombreux restaurants, dont beaucoup d'étoilés, au sommet desquels figurent La Tour d'Argent et Lasserre, qu'on ne présente plus. Les chefs de ces deux prestigieux établissements à trois étoiles arboraient le col tricolore des Meilleurs Ouvriers de France, ce fut pour Jean-Luc la naissance d'une exigence qui ne l'a plus quitté depuis.
Il existe deux sortes de bretons, ceux qui paniquent lorsqu'ils n'aperçoivent plus la pointe de leur clocher, et ceux qui voyagent. C'est ainsi que notre lannilisien s'est retrouvé pendant deux années à cuisiner de la langouste à Key-West (Roof Top Cafe), puis ensuite quatre années aux Canaries, à cuisiner du canari en tant que chef d'une brigade de 60 personnes, dans un hôtel (Tecina) où il devait assurer pas moins de 600 à 800 couverts par jour.
Retour à L'Auberge familiale avec en tête le passage de l'examen des MOF, qu'il tente avec succès en l'an 2000. La bougeotte le reprend alors, il part enseigner trois années à l'Institut Bocuse près de Lyon, puis s'occupe d'une table du côté de Montpellier où il décroche rapidement une étoile.
Il récidive peu après dans le Périgord, puis il décide de venir ré-ouvrir l'Auberge des Abers, ce qui est fait le 07-07-2007 : Il y a du James Bond en cet homme qui est revenu au pays avec un top-modèle de la sommellerie, sa compagne Anne-Laure Brouzet dont l'humour inoxydable, en dépit des difficultés quotidiennes inhérentes à ce métier, apporte une saveur supplémentaire et indispensable aux tablées réjouies de l'Auberge. En 2009, le retour aux affaires bretonnes est à nouveau couronné par une étoile.
Pour goûter à la cuisine de Jean-Luc L'Hourre, il vous faudra certes venir jusqu'au Pays des Abers, mais d'une part c'est l'un des plus beaux endroits du monde, et d'autre part, elle vous sera accessible de trois façons, version haute gastronomie chaque soir et le dimanche midi, version bistrot à prix doux le midi, et le nec plus ultra, les cours de cuisine et d'oenologie du mardi soir, où Jean-Luc et Anne-Laure partagent leur savoir avec une rare générosité.
5 place du Général Leclerc - 29870 - Lannilis
02 98 04 00 29
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Ceux qui suivent CdM depuis le début savent que l'Auberge constitue un peu mon quartier général lorsque je suis en Bretagne, pour les rencontres qu'on peut y faire à toute heure, mais aussi pour les discussions sur les produits et les techniques que je peux avoir avec Jean-Luc, et dont je vous fait bénéficier ici autant que possible.
Mercredi toutefois, j'ai demandé l'asile gastronomique dans sa cuisine, histoire de redorer mon blason. De l'avis général de ma femme et de ma fille, "je cuisine potablement certains jours, mais je suis nul en bouillons, fonds et jus de toutes sortes", et je dois avouer qu'il y a une parcelle de vérité dans cette affirmation.
Dimanche dernier à l'heure de l'apéro, je me pointais à l'Auberge avec mon copain d'école Gildas Morvan, libraire et patron de la Maison de la Presse (autre plateforme lannilisienne de l'élite mondiale), et nous sommes tombés en plein happening : Le commis avait balancé à l'évier le bouillon d'étrilles préparé par Jean-Luc depuis l'aube, pensant que c'était l'eau d'un bain-marie (une séquelle de la troisième mi-temps du service de samedi soir ?)
J'ai donc bondi sur l'occasion pour apprendre à cuisiner ce bouillon le jour où il le referait, car c'est l'une des meilleures choses qui m'ait été donné de goûter. Si vous ne venez pas jusqu'ici, ce qui constituerait une faute lourde, vous pouvez parfois le retrouver à Paris, au Spring, où officie Daniel Rose qui a fait une partie de ses classes avec Jean-Luc à l'Auberge, un séjour qui a profondément marqué sa cuisine comme il le répète lui-même à tous les micros qui lui sont tendus.
Bouillon d'étrilles clarifié de Jean-Luc L'Hourre
Je vous présente cette réalisation sous forme de roman-photo, n'étant cette fois pas aux manettes, j'ai eu tout loisir de mitrailler, tout en tachant de conserver en mémoire les détails distillés par Jean-Luc.
Rappelez-vous la première image de ce billet, prise alors qu'il venait de couper deux kilos d'étrilles vivantes. Sentence du chef : Ceci est capital, n'allez pas cuisiner avec des crabes morts !
La garniture aromatique était déjà mise en place, de gauche à droite vous reconnaissez : Une boîte de concentré de tomate, du fenouil, des filaments de safran, une tige de céleri-branche, du laurier, des échalotes, du blanc de poireau (le vert est trop âcre), et de l'estragon frais. Parole de chef : "Pas la peine d'en mettre une tonne, on ne fait pas de la soupe"
La qualité de chaque produit compte, aussi c'est dans une excellente huile d'olive que démarre la cuisson, il en faut une généreuse quantité dans le fait-tout, "c'est le gras qui véhicule les saveurs". Rassurez-vous les surpondérés, le bouillon sera ensuite dégraissé.
Les étrilles sont mises à revenir avec le concentré de tomate, qui va lui aussi cuire assez vivement. Ceci permet de lui ôter son amertume et son acidité.
Une fois que les crabes sont bien colorés, on ajoute la garniture aromatique, on sale et on poivre (poivre blanc de Muntok, le préféré de Jean-Luc depuis que son jury des MOF l'a complimenté pour son utilisation)
Ensuite, on mouille généreusement, je dirais au jugé de quatre litres d'eau, puis on laisse cuire à bouillon pendant deux heures environ, le temps d'une "petite collation", dixit le chef.
Nous avions à peine entamé les rillettes et le saucisson au piment d'Espelette, et tout juste renoncé au chablis trop raide en matinée pour nous laisser cajoler d'un enjoleur pinot blanc, quand Jean-Luc m'expédie en cuisine "Va faire un cliché du bouillon, tu vas voir les couleurs". Dont acte et c'est exact que les teintes sont superbes, dommage qu'il y ait de la buée sur mon objectif...
Le temps est venu de passer la préparation qui comme vous le voyez, a bien réduit d'un tiers.
C'est Valentin Thomas (un gars de Plouguin promis aux plus hautes distinctions) qui s'y colle, le chef étant retenu au comptoir par ses obligations protocolaires ; il faut vous rappeler que l'Auberge est l'endroit où passent tous ceux qui comptent dans le pays, alors pensez le mercredi, jour de marché...
J'ai déjà assisté à des coulées dans des aciéries, je n'avais pas été autant ému depuis. Nous laissons le bouillon reposer pendant deux heures, le temps que le gras monte à la surface et que se passe le service de midi au bistrot. Le temps aussi pour moi de rentrer à la maison, cuisiner des bouquets et des langoustines, et laisser les crus se tasser.
(...)
Retour à l'Auberge des abers où le bouillon est dégraissé à la louchette. Jean-Luc me passe un secret de plus : "Il faut garder ce gras pour par exemple monter une vinaigrette ou autre. Si tu ne recueilles que le gras sans bouillon, il pourra se conserver au frais assez longtemps".
La préparation est ensuite à nouveau passée, cette fois dans une fine étamine à bouillon.
A côté, on a préparé l'appareil à clarifier dans le robot-coupe, un blanc de poireau, un oignon (rouge parce qu'il nous est tombé sous la main, la couleur n'a pas d'importance), le tout haché avec deux blancs d'oeuf crus. Tout ça que les macarons n'auront pas, me suis-je réjouit dans mon for intérieur.
On laisse bouillir moyennement jusqu'à ce que la clarification s'opère, c'est à dire jusqu'au moment où toutes les particules solides sont agglomérées au mélange à base de blanc d'oeuf.
Puis on réduit le feu pour que cette couche d'impuretés reste bien stable en surface, et avec le dos de la louchette, on forme un orifice par lequel on va doucement puiser le bouillon éclairci.
Une dernière filtration, pour laquelle on peut utiliser un linge ou du papier absorbant, selon l'humeur du temps.
Le résultat est impeccable, une limpidité irréprochable, une couleur chaude et brillante, dommage que vous n'ayez ni l'odeur ni la saveur. Ce bouillon peut être utilisé tel quel, ou légèrement corsé, par exemple d'un trait de sauce de soja.
Il est particulièrement à sa place au fond d'une assiette-bol, avec quelques fins légumes dont pas mal de girolles, et un filet de bar juste raidi au beurre par-dessus.
Merci Jean-Luc pour ce partage, et bonne continuation ; la crise n'épargne pas les restaurateurs, les problèmes de personnel sont criants dans toute la profession, ils sont encore plus ressentis au bout du Finistère, ce n'est pas facile tous les jours...
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