Saumon gravlax
Un évènement notable se produit ce jour, la publication de la troisième recette sucrée sur CdM, les premières étant celle du farz et celle du flan aux algues. Il aura fallu une succession d'évènements historiques et culturels pour aboutir à cette nouvelle capitulation, je vous en résume l'essentiel.
On enterre bien les saumons
L'aurore couvrait à peine de ses nuées de flammes les traits d'encre noire de la nuit. Sur la mer en écharpe de satin se profilait une voile brune et blanche, précédée d'une haute proue, inquiétante chimère, comme une gueule menaçante de serpentcanard.
Frère Camembert, qui vaquait au rivage à la cueillette de moules (dont le Père Livarot, abbé de Saint Brillat-Savarin, était friand), sentit son estomac se nouer, son coeur s'arrêter, ses tripes se liquéfier, ses jambes se couper, ses cheveux se dresser, sa bouche s'assécher, son sang se glacer et sa chair se gallinacer. Les hommes du nord étaient venus.
Dominé par sa peur Camembert s'enfuit aussitôt, abandonnant à l'estran une louche à moules et lâchant un chapelet. Car il pétait de trouille. Le tocsin fut sonné, la communauté s'assembla dans le cloître, après avoir barricadé la porte de l'abbaye. L'abbé Livarot invoqua séance tenante Saint Pierre, afin qu'il intercédât pour l'huis.
Son espoir fut vain, quelques coups de haches de race normande vinrent à bout du dérisoire obstacle à la détermination des pillards allaitant haletants. Les moines entendirent des pas lourds, des rires gras et des cris à peine moins digestes. Il surgit devant eux une horde d'une quarantaine de soudards vêtus en guerre, menés par le Jarl Olaf Tëppiëkippüjensen, dont le seul nom fait frémir jusqu'aux créatures maléfiques de la mer du Midgard.
Olaf Tëppiëkippüjensen était un homme immense au rictus cruel, au regard cruel et probablement aux narines cruelles, dissimulées par le nasique de son casque. Sous ce casque doré, surmonté d'une petite sirène indiquant ses origines danes, une épaisse chevelure blonde était roulée en chignon, afin de ne point donner prise à l'ennemi. Il brandissait une immense hache qui paraissait rouillée. Du sang séché en fait.
L'abbé Livarot s'avança crânement vers le viking, tremblant et brandissant bien haut un crucifix. Un petit homme se rangea auprès du guerrier, c'était l'interprète, un breton renégat qui apostropha l'abbé :
- Nous voulons tous vos trésors!
- Nous n'avons rien, croyez le, nous sommes une communauté très pauvre.
Par Thor et par Odin, il eut bien tort! Car depuis son blog, on mesure combien Thor tue, tandis que grâce à Desproges on sait qu'Odin dîne, et non qu'Odin donne, comme le croient les hollywoodiens en novembre.
L'interprète traduisit à Olaf. Ce dernier sourit et dénoua ses cheveux. Ignorant qu'il agissait toujours ainsi lorsqu'il s'apprêtait à tuer (les lecteurs de Bernard Cornwell le savent), le prêtre abaissa sa croix et fit quelques pas de plus. La hache fendit soudain l'air, tranchant par la longueur et jusqu'au cul, la tête du malheureux ecclésiastique. Il se mit à loucher horriblement, puis il s'affaissa lentement sur la gauche.
Il y eut alors des cris d'effroi, plus aucun ne voulait crâner, puis un moine âgé fut poussé au premier rang. Il indiqua une cache sous une pierre dans le carré des simples, où on trouva peu de choses, quelques réaux de bronze et d'argent, un ciboire de méchante facture et un vieux cimanger : un plateau à fromage en marbre ébréché, sans sa cloche, depuis des lustres affectée au remplacement d'un tocsin fêlé, priez pour nous...
Olaf grogna et l'interprète traduisit aussitôt :
- Déterrez aussi vos poissons!
Le vieux moine, frère Dupont-Lévêque (cousin par alliance des Dupont-Labbé), ne comprit pas et resta coi, les yeux clos, résigné à se fendre la poire à son tour.
- Tu as compris, vieille croûte? Ils veulent vos saumons!
- Nous n'enterrons pas nos saumons seigneur, nous les mangeons frais. Le frère cellérier vous donnera toute la maigre pitance dont nous disposons.
Une fois le cellier vidé de quelques fèves séchées, harengs salés et lanières de lard aussi rance qu'une vieille motte de beurre de missel, une fois bues les aigres réserves de cidre de messe, les pillards ne les en tinrent pas pour quittes.
- Dites-nous maintenant où sont cachées vos femmes!
Les moines se regardèrent interloqués, mais un novice déluré les conduisit à la porte et désigna une bâtisse à l'horizon. Les vikings reprirent le chemin des danes, une fois massacrés les moines et brûlée l'abbaye. On ne se fait pas craindre juste en distribuant de la confiture d'airelle. Olaf Tëppiëkippüjensen souriait et commençait à dénouer ses braies, il agissait toujours ainsi lorsqu'il s'apprêtait à chahuter.
Près de l'entrée du couvent des Pavés d'Auge et de Bonnes Intentions, lieu ceint où les pèlerins accouraient ventre à terre, Soeur Marie Harel vaquait à mouler quelques angelots à la louche, lorsqu'elle aperçut les hommes du nord s'avançant rigolards dans un ondoyant vallon. Lâchant un chapelet de nonne, elle s'enfuit se cloîtrer avec ses soeurs, après qu'elle eurent barricadé la porte. Les guerriers pressés de se reposer commencèrent à marteler l'huis en criant "Koükoü", ce que l'interprète traduisit par "Suzanne, ouvre -toi!".
Je ne suis obsédé ni par mes stats de visites ni par ce que vous pourriez penser, ne confondons pas gravlax et graveleux. Aussi j'interromps sobrement ce récit historique. Vous savez désormais comment la Normandie devint normande, en ces temps où les voix du seigneur pénétraient les voies de l'oraison. Il est grand temps que je vous en raconte plus à propos du saumon underground.
Le samedi c'est graavilohi
Un samedi bien précis en milieu d'avril, lors des retrouvailles de cette équipe de bruncheurs trimestriels à laquelle je suis fier et totalement éclaté d'appartenir depuis son origine. Une équipe à géométrie un peu variable, mais à très solide noyau dur.
J'ai proposé d'organiser cette édition à la maison et viré pour l'occasion femme et fille (enfin, jusqu'à l'heure du goûter où tout le monde était encore là, le terme "bruncheur" est totalement dévoyé, quelques irréductibles et leurs pièces jointes sont allés dîner et se finir au restaurant libanais du coin, qui va bientôt devenir aussi blogosphérule que Ze Kitchen Gallery).
J'ai choisi comme thème "La cuisine nordique". On pouvait dès lors cuisiner canadien, irlandais, écossais, scandinave, groendlandais, balte ou russe du nord. Les participants ont cru que j'avais yoyoté de la coiffe, il faut dire que pour la plupart, leurs centres d'intérêt se situent plus au chaud soleil, Maroc, Asie, Caraïbes, Kerala, îles du Pacifique ou de l'Océan Indien. Pour illustrer ce propos, les thèmes des deux précédentes sessions furent autour des curries et des épices. Mais enfin, éclectisme et bonne volonté aidant, tous s'y sont mis avec talent, au final ce fut un vrai festival de découvertes culinaires.
Je ne sais si tous les participants retranscriront leurs recettes et photos sur leurs blogs, certains l'ont déjà fait. Mimosa, Paprika, Véro, Murielle, Minouchka, Sophie, Dorian, Alexandra, Charline, Adèle, Lizard et Luc, Psylvia , un énorme merci, cela fait un bien fou d'être en compagnie de personnes spontanées, drôles, fines et attentives (et sachant super bien cuisiner, ce qui ne gâte rien).
Pour ma part, je n'avais pas beaucoup de lumières sur ces cultures culinaires , à part la viande de renne de Laponie, nommée lapon de garenne en Finlande et chair de sirenne à Copenhague. J'ai découvert des choses ébouriffantes, par exemple que l'hamlet n'est pas une recette danoise mais norvégienne, que la poutine n'est pas russe, pas plus que le haddock n'est belge, ou que toutes les recettes d'esquimaux ne se servent pas au bout d'un bâtonnet.
J'ai bien entendu préparé du poisson, des harengs à la crème et ce saumon gravlax. "Graavilohi", c'est le nom finlandais, tandis qu'on dit "gravlaks" en Norvège, "graflax" en Islande et "gravlax" au Danemark et en Suède. Gravlax est une contraction de "gravad lax", qui signifie littéralement "saumon enterré".
C'est en effet l'origine de la recette, les filets de saumon salés et parfois aromatisés de baies et d'herbes étaient (parfois) serrés entre deux morceaux d'écorce, on plaçait des pierres par dessus pour exprimer l'eau, puis on les enfouissait dans le sable. Ce n'est plus la façon de procéder, aujourd'hui lorsqu'on parle de gravlax, on désigne un mode de préparation du poisson (voire de la viande) dans une marinade contenant a minima du sel, du sucre et souvent de l'aneth.
Il est pourtant un pays nordique où on enterre encore le poisson, à savoir l'Islande et son fameux "hakarl", je vous en dis quelques mots ici, comme cela on en sera débarrassé! Il s'agit en fait d'un squale, le requin du Groënland (somniosus microcephalus), cette méthode étant la seule permettant de le consommer.
Ce requin a des reins comme vous et presque moi, mais pas de voies urinaires, il doit donc évacuer son urine par la peau. Sa chair est toxique car très imprégnée d'acide urique, qui disparaît en grande partie si on l'ensevelit quelques mois (au moins trois) dans le sable, où il va perdre ses toxines. On le fait généralement sécher ensuite. Tout est clairement expliqué ici ou là (dont provient cette photo).
Beaucoup ne peuvent pas l'avaler, ce serait caoutchouteux, faisandé et très ammoniacal. Certains s'en régalent avec un alcool de pomme de terre local, souvent parfumé à l'angélique, le Brennivin, qui est en fait un redoutable schnaps, affectueusement surnommé "Black Death". Il faut absolument que je goûte un jour....
Saumon gravlax
Ingrédients
- un gros filet de saumon (au moins 1,5 kg)
- gros sel marin (250 g)
- sucre (200 g)
- un bouquet d'aneth
- graines de carvi
- poivre blanc
- baies roses
- akvavit norvégien
Pour la sauce gravlax :
- moutarde douce
- un œuf
- huile
- aneth
- cumin
- poivre blanc
- akvavit norvégien
Quelques mots sur ces ingrédients.
- La moutarde douce, j'ai fait un détour vendredi dernier au retour d'Amiens, dans un merveilleux petit coin d'épicerie finlandaise, à Levallois-Perret, juste pour trouver LA moutarde scandinave.
- "Bonjour Madame, je voudrais la moutarde pour la sauce gravlax".
Aucune hésitation, elle me désigne le tube ci-dessous, entre plusieurs curiosités, toutes aussi improbables les unes que les autres, celle aux épices, celle aux airelle, celle à l'alcool, celle aux baies jaunes, et d'autres que je n'ai pas reconnues sur image, les étiquettes ne sont même pas traduites en anglais, alors le français, tu parles, les seules indications compréhensibles sont des chiffres en euro. Plutôt cher d'ailleurs...
J'ai quand même pu poser une question gratuite, comment faites vous la sauce gravlax? Voix à l'accent nordique et à couper à la hache de viking :
"Vous faites mayonnaise, vous mélangez moutarde et aneth, et puis comme çà va bien".
Vous verrez que j'ai presque suivi ces indications à la lettre, subjugué que j'étais par cette boutique rédigée en finnois.
- L'akvavit, c'est une eau de vie, du latin "aqua vitae", un truc pour enfant qui ne dépasse pas les 45°, élaborée soit à base de pommes de terre, soit plus souvent de grains. Un genre de schnaps doux, parfumé d'épices. Selon les auteurs, son origine est danoise et elle s'est ensuite diffusée en Scandinavie. Je ne fais pas de crypto-cuisine, au congélateur, j'ai de l'akvavit danois, car c'est celui le plus riche en épices, du carvi surtout, mais aussi de la coriandre et autres...
- Le saumon est d'élevage, il vaut mieux car on ne prend alors pas le même risque d'infestation de parasites pouvant occasionner des troubles de santé, parfois graves. Je suis passé tôt le matin chez le poissonnier du marché, lequel proposait de magnifiques filets à l'étalage. Lorsque je lui ai dit que c'était pour un gravlax, il a préféré me lever les filets d'un saumon intact.
"Ceux-là, on les a préparés hier soir, pour gagner du temps, mais pour un gravlax ou des sushi, je préfère vous en refaire".
Lequel ne venait pas d'un poisson plus frais (je rassure ceux qui en ont mangé, c'était du très frais, je l'ai vu avant qu'il ne le filète). Mais j'ai apprécié son réflexe, sachez que des filets préparés à l'avance peuvent être contaminés de bactéries, voire de parasites de voisins d'étal. A cuire.
- Le sucre, je ne le supporte habituellement que dans les sketches de Fernand Raynaud, en dehors il me fait tousser. Je me suis donc livré à des recherches désespérées pour savoir si on pouvait s'en dispenser dans cette préparation.
C'est dans Hervé This que j'ai trouvé l'explication et la résignation : en deux mots, l'osmose entre le sel et le sucre permet au sel d'entrer de façon uniforme dans la chair du poisson et de la "sécher" en prenant la place de l'eau. Par ailleurs, le sucre qui est une grosse molécule (grossier le machin, je m'en doutais!), ne peut entrer dans la chair, il joue un rôle extérieur de pompe à eau.
Recette
Il convient d'abord de parer le filet, en ôtant les parties blanches un peu grasses ou coriaces du pourtour, bien peu si le filet a été correctement levé. Il faut retirer les arêtes, car elles rendent illusoire la découpe de belles tranches fines.
J'ai coupé environ le tiers côté queue, pour deux raisons, la première d'ordre pratique, pas question de faire tenir ce morceau de 2,5 kg en longueur dans le frigo. Je l'ai donc calibré au format du lèchefrite, promu au rang de marinesaumon. La seconde raison est d'ordre gastronomique, en n'utilisant que la partie haute du filet, on dispose d'une chair d'épaisseur constante et donc une imprégnation uniforme de la marinade.
Une fois le saumon paré, lavé et séché, j'ai disposé du film alimentaire au fond du récipient. J'ai étalé une couche du mélange sel, aneth ciselé, sucre et épices grossièrement concassées. J'y ai mis le poisson la peau en dessous, je l'ai recouvert d'une autre couche du mélange. Puis j'ai terminé avec à nouveau du film alimentaire, pour bien isoler l'ensemble.
L'ensemble a été placé au frigo, avec par dessus une planche et des poids. Deux jours après, il avait comme prévu rendu de l'eau que j'ai vidée. J'ai retourné le poisson côté chair après l'avoir arrosé d'un petit verre d'akvavit, puis je l'ai à nouveau enfermé dans du film et remis les poids par dessus; il est resté ainsi jusqu'au lendemain midi.
Ce qui représente donc trois petites journées de marinade. On trouve tout et n'importe quoi dans les recettes, entre six heures et six jours. Six jours me paraissent très excessifs, six heures pourquoi pas, mais alors pour de petits poissons, comme des harengs qu'on peut également préparer de la sorte. L'idée générale est d'adapter le temps de marinade à la taille de la pièce. Ces trois jours pour ce morceau épais qui pesait dans les 1,8 kg étaient parfaits. La chair était savoureuse, pas trop salée et elle avait une très fine texture.
Je l'ai soigneusement lavé, enlevant les grains de poivre qui avaient pu s'incruster. Puis je l'ai décoré de quelques baies roses et de peluches d'aneth. Sur la photo, l"aneth parait un peu défraîchi, c'est celui de mon jardin de Bretagne, conservé au congélateur.
Compte tenu de son épaisseur, je n'ai pas cherché à obtenir de larges tranches, mais plutôt découpé des rubans, légèrement de biais pour gagner en longueur. Vous constatez sur la photo suivante (merci Murielle pour cette prise de vue), à quel point ce mode de préparation permet d'obtenir une belle chair!
Quant à la conservation, nous en avons mangé jusqu'au samedi suivant, la chair n'était absolument pas changée, ni en saveur ni en texture, elle s'était même un peu bonifiée. Je pense qu'une semaine est un délai raisonnable pour en venir à bout, mais cela dépend également du temps de salaison.
Je l'ai servi avec des pains de seigle individuels, achetés congelés dans la même boutique finlandaise, vraiment très bons. On y dépose de la sauce gravlax, dont voici ma version :
Dans un bol, mettez deux cuillers à soupe de moutarde douce, que vous mélangez à un ou deux jaunes d'oeuf, vous laissez ainsi reposer trois minutes, puis vous montez comme une mayonnaise avec de l'huile à la saveur neutre. Vous ajoutez de l'aneth, du poivre blanc Dumoulin, un trait épais d'akvavit et une pincée de cumin.
Ces pains de seigle individuels ressemblent un peu à des buns, en plus plats. J''avais promis à Anaïk d'ajouter à sa compilation un nouveau burger à dézinguer Ronald. Je prévoyais quelques lamelles de concombre mariné et quelques dés de pomme. Las, lorsque je m'en suis souvenu, ma femme et ma fille avaient déjà mangé tous les "dessus", je pense qu'Anaïk ne m'en voudra pas. De toutes façons avec elle, le conflit c'est pas grave, alors gravlax, encore moins je suppose...
Un petit lot de consommation toutefois, voici comment nous avons mangé le dernier pavé, simplement coupé en dés, et roulé dans des graines de pavot bleu. Bien bon, et ces grains de pavot sur les pavés de l'Anamour de saumon étaient comme du sable, ils m'ont évoqué la recette originale. Surtout après quelques dés de vodka à l'herbe de bison, ma préférée.