Tagliatelle au maquereau fumé
Je me trouvais dans une de ces chapelles de port, au clocheton tourné vers la mer, un bâtiment pas très grand dont le plafond est comme une coque de bateau, avec ses membrures et ses planches de bordée.
Des bateaux, j'en apercevais beaucoup en ce lieu, des ex-voto : des tableaux de naufrage, des noms de navires sur des plaques ou des tapes de bouche, des maquettes suspendues ou posées. L’une d’entre elles, gisant au sol sur une chaîne de broderie noire, était un bateau dans une bouteille, genre brick de pirate, mais le bout de chandelle que j’avais arraché au pique-cierges ne délivrait qu’une pâle lueur…
Il pleuvait des bouts au dehors, que dis-je, il tombait de véritables haussières, en cette sombre nuit d’équinoxe, par marée haute effleurant l’angle du promontoire de ses lèvres ourlées de vagues et criblées d’averse. Les bistrots étaient fermés et les routes impraticables. Je décidais de donc de dormir sur place, la tête sur un prie-Dieu sentant le genou de bigot, près de ce bateau en bouteille, un peu transi car à peine couvert d’une bannière de procession mitée, dénichée dans la minuscule sacristie. Pas la moindre aube ou même un simple surplis qui m’auraient mieux protégé du froid : les habits sacerdotaux, pas de bateau…
Je m’endormais tout juste lorsque je sentis qu’on me secouait sans ménagement. Une voix aussi rocailleuse et mal pavée que les parages de l’Île Vierge, m’apostrophait :
"Qu’est-ce que tu fiches là mon gars, et d’où tu sors ?"
Je m’apprêtais à vertement répliquer que juste je dormais, que les églises devraient redevenir des lieux d’asile; c’est vrai ça, depuis quelques temps, on n’entend que des histoires de pauvres bretons endormis sur les routes ou sur les voies ferrées. Je vis alors que le décor avait changé, le plafond de la chapelle était remplacé par un ciel tout aussi voûté mais luisant, le prie-Dieu avait disparu, je gisais sur le pont d’un navire immobile. L’homme qui me secouait était un pirate (bien sûr que j’ai eu très peur, ma puce!).
J’expliquai tout : la pluie, la chapelle, le sommeil, tandis qu’il me regardait d’un œil aussi avenant que le bec saignant d’un goéland bouffeur de pigeons. Je regardais la voûte étrange au dessus de la mature, ne comprenant toujours pas… Puis l’homme partit d’un gros rire, pas plus rassurant pour autant.
- "Mignon, tu es tombé dans la bouteille, cela arrive rarement, et uniquement à ceux qui s’endorment trop près… Bienvenue à bord de La Guildive, dont je suis le capitaine, Loïc Le Roux, dit Barbe Flambée."
- "Vous dites que je suis dans la bouteille qui est dans la chapelle? Et comment vais-je en sortir ?"
- "Te bile pas foie jaune, faudra juste que tu sois endormi à la proue demain, à l’heure de la basse mer. En attendant, tu vas aider à la manœuvre, viens je vais te signaler à l’équipage…"
Je ne sais s’il vous est arrivé de vous réveiller à l’intérieur d’une bouteille. Je pense que non, vous êtes très classiques, vous vous contentez comme la plupart des gens d’ingurgiter la bouteille et de vous endormir ensuite; je vous assure que la sensation est très bizarre…
Barbe Flambée est un pirate. Lorsqu'il part en marée, ce n'est pas pour rigoler; c'est un fou de bassan à bec de pélican, avide, c'est un albatros que ses ailes de géant empêchent de marcher, un pétrel noir qui terrorise jusqu'aux créatures des grands fonds. Alors, il trace des routes sur l'élément liquide, il tangue et roule au gré des tempêtes et des courants.
L’équipage d’un bateau en bouteille
Il projeta un crachat sombre dans la brume, épais comme un boulet de quatorze, puis il m’entreprit ainsi :
Barbe Flambée : "On commence par le nid-de-pie, là haut j'ai un vaurien d'anglais, Jonathan Lifeistoned, dit Le Gueulard en ses jeunes années, désormais l'équipage le surnomme "Vigie-Picrate", rapport à sa façon de repérer les bistrots lorsqu'un amer se présente et qu'alors, nous ancrons notre bouteille à l'amer. Grâce à lui, nous avons évité toutes les frégates du roi, mais aussi toutes les proies. Il porte des lunettes en cul de bouteille, sa longue-vue est un flacon de gin, et personne n'ose imaginer ce qu'il mange là-haut...
Cuisine de la Mer : Ah ça Cap'taine, un bateau sans vigie, c'est presque un navire sans cap!?
BF : Dis pas n'importe quoi petit, le cap c'est moi. La vigie n'est là que pour signaler ce que tout le monde verra deux minutes plus tard, ces deux minutes qui peuvent faire virer la fortune de mer. C'est une position importante sur mon bateau...
Le premier à nicher en haut de ce mat fut un noir échappé d'une plantation. Baba qu'il s'appelait. Au début, lorsqu'il braillait "Frégate à tribord" on le comprenait. Puis il a dérivé dans l'ambiance du bord, il s'est mit à boire, à ce point que mes gars le surnommèrent "Baba au Rhum". Du jour où complètement rôti, il a cessé de prononcer les "R", je l'ai refilé à cette crapule de Barbe Rouge. Il a béquillé sur une côte de Marie-Galante par sa faute, parce que lorsque tu entends "La barre à tribord", sans les "R", tu échoues sur les brisants de bâbord, c’est inscrit dans tous les manuels de navigation.
CdM : Je comprends cela, pour occuper un poste aussi haut placé, il faut savoir se faire comprendre du pont!
BF : Ensuite, si tu descends un peu dans la mâture, tu arrives sur les vergues, au poste des gabiers. M'en reste plus qu'un, d'ailleurs... Dans ce métier de singe, on doit utiliser une main pour le bateau, et garder l'autre pour l'homme. L'autre siffleur que j'avais dans le gréement, il lui en aurait fallu une troisième pour la bouteille. Bref, un jour où Vigie-Picrate était groggy d'une gnôle de guano, j'ai viré de bord un peu sec et l'ivrogne a fini à la flotte, triste mort...
CdM : Ainsi, vous naviguez avec un seul homme aux vergues, mais c'est un manchot! A la suite d'un abordage?
BF : Pense-tu, une partie de bras de fer qui a dégénéré dans un bouge de Grenade... Pas de danger qu’il tombe lui, on a frappé un filin à son crochet, sur lequel il coulisse mieux qu’un nœud de pendu. Évidemment, on manœuvre moins vite qu'avec deux gabiers, mais bon, elle est fragile notre bouteille, on ne peut pas risquer de talonner.
CdM : Ah bon? Je n'aurais pas imaginé pas que vous naviguiez avec votre bouteille….
BF : Qu’est ce que tu crois, morve de méduse? Que je commande une bouteille à l’ancre? Je te concède que je n’ai plus de canon, mes rois du grog les ont tous bus. Et aussi que mon barreur est arrimé au Bar de la Flibuste. Un âne ce Tanguy Tavernicol, au cul des bouteilles, ont doit lui indiquer "Ouvrir de l’autre côté". Mais enfin, mon navire file droit, j’ai assez de bouteille pour tenir le gouvernail tout en disputant à l'occasion quelque bouteille navale.
CdM : J’ai de la chance que vous ne soyez pas en mer ce soir!
BF : Petit chinchard va, nous croisons en ce moment dans les parages des côtes du Rhône, ou dans un endroit qui y ressemble, c’est l’inconvénient des bouteilles, on n’a que l’air qui entre par le goulot pour se faire une idée de l’endroit où on navigue, et il provoque un boucan d’enfer en s’engouffrant, la corne de brume du diable… Va voir le fourrier si tu veux savoir où nous sommes, c’est le seul qui ne boive pas à bord. Lui, c’est un gars de la narine, son truc, c’est de priser un genre de tabac blanc. Du coup, c’est le seul qui ne confonde pas carte marine et carte des vins. Il voit des trucs que personne d'autre à bord ne voit... du coup on ne fait pas trop confiance à son pipi de seiche.
CdM : Vous n’avez pas de cuisinier? D’ailleurs, est-ce que même vous mangez, ce ne doit pas être commode de vous avitailler sur cette baille?
BF : Ah ça bout-de-cul, cette fois tu parles juste, à part les liquides, peu de choses peuvent entrer par le goulot. On mange des pâtes longues, quelques algues ou feuilles récoltées au hasard de la navigation, de petites choses rondes comme des cacahuètes et des olives. Quelques citrons contre le scorbut, et encore, on doit les charger en deux parties, le jus d’un bord, la peau de l’autre… On ne peut attraper que des poissons longs, anguilles, murènes, congres, barracudas, etc… Ceci dit, on a en cale quantité de poissons et viandes fumés.
Quant à la cambuse, et bien tu vas t’y mettre matelot, je n’ai plus de cuisinier depuis qu’il a puisé dans ma réserve de tafia pour parfumer un ragoût de congre... Tu vois la dépouille qui pendouille à la plus haute vergue de misaine ? C’est ce maudit chapardeur, on attend qu’il tombe en osselets pour l’évacuer par le goulot. Et toi, fretin de balloches, si tu veux sortir de cette bouteille en meilleure forme que lui, je te conseille que ça soit un peu bon!
CdM : Aperçu Capt’aine!
Si je suis là aujourd'hui pour vous conter cette rencontre insolite, c'est que j'ai fini par sortir de ce flacon hanté. Or, ce ne fut pas si simple, car je m'aperçus que La Chapelle était elle-même en bouteille, je compris alors qu'il me faudrait endurer un long Hermitage, mais ceci est une autre histoire...
Alors voici ce que j'ai servi, avec les moyens du bord, à cet équipage de frères de la soif...
Tagliatelle au maquereau fumé
Ingrédients
- tagliatelle
- maquereau fumé (comptez un demi par personne)
- citron vert
- basilic frais
- olives taggiasca dénoyautées
- huile des mêmes olives (si possible)
- poivre noir
Il ya maquereau fumé et maquereau fumé, c'est comme tout. On peut tomber sur le pire des produits industriels, trop sec et salé, comme sur de magnifiques poissons issus d'entreprises de fumage à dimension encore artisanale. C'est bien le cas de ces magnifiques spécimens, à la peau bien ferme et brillante. On a intérêt à choisir des poissons un peu gros, car leur leur chair un peu plus grasse s'accommode mieux de ce mode de conservation.
Les olives taggiasca sont une véritable gourmandise. Il s'agit d'une variété cousine de "notre" petit olive de Nice, principalement cultivée en Ligurie. L'huile qu'on en extrait est également de saveur incomparable. Ces olives se trouvent désormais assez facilement en bocal, conservées dans de l'huile d'olive.
Recette
Tous les ingrédients peuvent être préparés à l'avance.
- Levez les filets des maquereaux fumés. Enlevez les arêtes ainsi que la peau, cette dernière pouvant éventuellement être conservée pour la décoration. Coupez la chair en tronçon.
- Prélevez en le râpant finement, le zeste d'un citron vert.
- Coupez les feuilles de basilic en morceaux pas trop petits.
- Égouttez les olives de leur huile de conservation.
Dans beaucoup d'eau un peu salée (attention le maquereau fumé l'est déjà), faites cuire les tagliatelle en les conservant très al dente. Dès qu'elles sont cuites, égouttez les rapidement et ajoutez leur deux cuillers à soupe d'huile d'olive, dans la même casserole que vous remettrez sur un feu doux.
Ajoutez les olives et les morceaux de maquereau et remuez jusqu'à ce que ces derniers soient presque chauds. Coupez le feu, mettez le basilic, poivrez, remuez encore un peu, et disposez dans des assiettes chaudes. Répartissez le zeste de citron vert par dessus et servez aussitôt.
La peau du maquereau est belle à l'état naturel, fumée elle prend de surcroît des teintes bronzées remarquables auxquelles mes photos ne rendent pas justice. Je me suis contenté de les retailler pour les poser au bord de l'assiette, mais vous pouvez en faire de fines lanières ou ce que vous voudrez!
Pour conclure et si vous en avez le temps, je vous invite à découvrir la Fanfare des équipages de la flotte des navires en bouteille, interprétant ici le célèbre "Yellow sumarine" des Beatles.