Boulettes de congre au gingembre et à la coriandre
Dans les abers, lors des grandes marées, l'heure de la basse mer est aux alentours de 13H en journée, et vers 1H25 la nuit, puisqu'il y a un intervalle de 12H25 entre deux marées, correspondant à la rotation de la lune. Ce jour là, je passais un peu en amateur, avec l'idée de ramener quelques étrilles, équipé seulement de l'un des paniers de pêche en osier qui ne quittent jamais le coffre de ma voiture, et se transforment facilement en paniers à champignons, à châtaignes, à provisions, tant est grande la faculté d'adaptation de cette matière.
J'entrai de quelques pas dans la mer (elle était bonne) et coulai un œil dans une faille très étroite en forme de grotte où l'année précédente, j'avais eu la chance insolente de trouver deux ormeaux, attendant assoupis que le flot leur redonne le pied marin. Évidemment, il n'y avait pas plus d'ormeau que de lueur d'humanité dans l'œil d'un juré d'émission culinaire...
Au moment où je partais, une créature bougea au fond de l'anfractuosité, et j'aperçu la très grosse pince d'un homard bloquant l'accès à un trou. Las, mon bras était trop court pour l'attraper, je parcourais alors la laisse de mer dans l'espoir de dénicher un espar muni d'un clou qui me permettrait de déloger Totor.
Las une seconde fois, je ne trouvais rien. Je m'en fus alors tout aussi dépité que résolu à revenir à la prochaine marée basse, muni de mon croc, ce prolongement indispensable du pêcheur et du naufrageur, que les gens civilisés nomment une gaffe de pêche. Cela se présente comme ci dessous, la mienne ressemble plus à celle de droite, elle se transforme à la bonne saison en gaffe à ronces lorsque je cueille des mûres le long de hauts talus, tant est grande la polyvalence de cet outil.
C'est une impression étrange de crapahuter dans les rochers de nuit, déjà en journée, on entend sans arrêt des raclements de carapace, le clapotis de fuites éperdues et le bruit sourd des roches qui n'en finissent jamais de se caler. Dans la prénombre, ces bruits semblent encore plus présents, plus nombreux et amplifiés.
On comprend pourquoi les grandes marées sont liées à la lune, c'est pour permettre aux pêcheurs à pieds noctambules de voir un peu où ils posent les bottes (je n'enfile les bottes qu'en pleine nuit, en journée on passe pour un touriste!), j'avançais toutefois prudemment sur le goémon glissant avec une lampe de poche dans une main, le croc et le panier de l'autre, et je retrouvais sans difficulté le trou où j'espérais bien que mon homard m'attendait encore.
Je dirigeai le halo de ma lampe vers l'endroit où j'avais vu la grosse pince, et fustigeai déjà l'imbécile obstiné que je suis (ou seulement têtu comme un breton dans mes bons jours), car il n'y avait plus rien... Après un second tour d'observation, je vis avec satisfaction que mon Totor devait bien être là, car il y avait du mouvement dans le trou, et pour en avoir le cœur net, j'avançai mon croc et commençai à fourrager à l'aveugle, effectivement il y avait du monde, cela bougeait de plus en plus furieusement au fur et à mesure que j'orientais mon croc dans tous les sens pour déloger la bête.
Tout à coup ma présumée proie me déboula dessus, avec une rapidité incroyable, je n'eus que le temps de me reculer, de tomber en arrière le cul dans la mer (bien moins bonne qu'à midi), et de voir un énorme congre s'échapper quasiment entre mes jambes... enfin, énorme congre dans mon imagination et le saisissement de l'instant, car j'y suis repassé de jour, à ce trou de rocher : il n'est pas aussi grand qu'il puisse contenir la version serpentaire de Moby Dick.
Le congre, cet incongru
Vous devez vous dire, que pour un coureur de grèves et dompteur de fruits de mer de mon acabit, je me laisse facilement intimider par un poisson en fuite nocturne. Sachez que lors mon enfance en Bretagne, à chaque fois que nous tombions sur un congre à la pêche, que ce soit au déboulé d'un rocher, au bout d'une ligne, dans un filet, sur une palangre ou au bout d'une ligne, on me disait "Ecarte-toi petit, c'est une saleté cette bête-là".
Ajoutez à cela un autre traumatisme dû à mon enfance en Afrique de l'ouest : "Si tu vois un serpent ou un chien, tu t'éloignes en vitesse". Ceci à cause du venin et de la rage assez répandue en brousse à cette époque. On peut aussi mettre au passif des poissons serpentaires ma rencontre avec une petite murène au bout de ma première canne à pêche, sur l'île du Héron au large de Djibouti, je devais avoir dix ans.
Je l'ai décrochée de l'hameçon sans m'inquiéter (on m'avait seulement recommandé de m'en méfier si j'en croisais une en exploration avec masque et tuba). Je m'en suis tiré avec une morsure au poignet, tandis que la bestiole se tortillait vers la mer avec un instinct très sûr. Voilà pourquoi j'ai depuis quasiment toujours eu en horreur les créatures serpentaires et les chiens, qui me le rendent bien!
Le congre est le seul de la congrégation des poissons de nos côtes bretonnes à attaquer l'homme. Sa mâchoire et sa puissance en font un réel danger, ses dents du haut constituent un véritable couperet capable de sectionner un doigt. Il convient donc de l'assommer rapidement, surtout lorsqu'on le remonte dans une barque de pêche où le fouet de sa queue constitue une autre menace non négligeable, j'ai le souvenir d'un énorme bleu au tibia...
Cela posé, un congre ne s'assomme pas comme un vulgaire *cousin du lièvre*, il a la tête aussi dure que celle d'un breton assoiffé, pour l'étourdir, il convient de lui cogner avec force (et anagramme) sur l'anus, ce qui demande un minimum d'expérience et de connaissances anatomiques, plus un total respect pour les incongruités de la nature!
Il s'agit pourtant d'un poisson discret, qui ne sort pratiquement jamais de son repère, la légende affirmant qu'il le partage avec un homard, attendant la mue de ce dernier pour le croquer. Si ma rencontre nocturne, comme le fait qu'on repère souvent le logis d'un congre aux carapaces qui en jonchent le seuil, pourraient confirmer cette rumeur, il n'en reste pas moins que le congre a la mâchoire assez solide pour croquer un homard en dehors de sa période de mue. N'oublions pas que dans "congre" il y a "gre" (vous m'objecterez que dans "grenouille" aussi, ce qui n'enlève rien à mon propos mais prouve la force du complément).
Timide, le congre ne sort que de nuit pour chasser, encore préfère-t-il rester tapi à guetter une proie de passage. Beaucoup de promeneurs ou de baigneurs seraient surpris de constater de nuit le nombre élevés de congres en balade aux endroits qu'ils fréquentent. Bien entendu, il n'attaque l'homme que s'il se sent menacé, comme tous les animaux prétendus dangereux.
Par ailleurs, on ne trouve à la côte que des congres de taille petite ou moyenne. Les plus gros spécimen sont au large, dans des eaux relativement profondes, où ils se reproduisent jste avant de" mourir de dégénérescence. Les congres passent leur jeunesse au large, puis rejoignent les parages côtiers, avant de nouveau rejoindre la haute mer. En cela, leur cycle est proche de celui des anguilles. En théorie, il peut atteindre 110 kilos et vivre de 15 à 20 ans, mais dans la pratique, les prises des pêcheurs sont d'un poids moyen d'environ 12 kilos.
Il nous reste à trancher une question, s'il ne nous mange pas, pouvons nous le manger, est-ce vraiment une spécialité de la Corrèze, où il est notoire qu'on aime le congre à Tulle?
Le congre est-il comestible?
Comestible certes, mais pas excellent, c'est le plus souvent en soupe ou en ragoût qu'on le rencontre, comme par exemple dans la bouillabaisse et autres cotriades. Sa chair ressemble à celle de la lotte, encore plus blanche, encore moins savoureuse, mais d'une texture nettement plus molle. Par ailleurs il est vendu au moins quatre fois moins cher que la lotte, il n'est pas une espèce menacée, de très bons arguments en sa faveur.
Deux parties ne peuvent être utilisées que pour des bouillons ou des soupes passées, d'une part la queue, d'autre part la tête. La queue est tellement piquée d'arêtes qu'elle dégouterait un catholique intégriste du carême, cuite en soupe puis passée, elle est bonne, surtout cuite avec la tête qui donne un fumet de très bonne qualité, à l'image des têtes de lottes.
La partie qui peut se consommer en darnes, c'est celle qu'on appelle le congre ouvert, c'est à dire celle qui entoure les viscères (à ce propos, si vous pouvez vous procurer le congre vidé, c'est bien mieux, ses tripes sont assez puantes!). Plus vous obtiendrez un morceau près de la tête, et moins vous y trouverez d'arêtes; ci-dessous le morceau idéal, d'un poids de 1,2 kilos, il m'a servi à la recette qui suit.
Boulettes de congre au gingembre et à la coriandre
Ingrédients
- un tronçon de congre ouvert de 1,2 kg
- une noix de gingembre frais (ou de pâte de gingembre)
- un bouquet de coriandre
- six tranches de pain de mie rassies
- un ou deux oignons doux
- deux gousses d'ail
- deux oeufs
- poivre blanc
- sel
- coulis de tomate
- carottes
- cumin en poudre
- piment d'espelette ou niora piquant
- huile d'olive
Recette
Commencez par lever les filets du congre, l'opération est assez aisée, il suffit de bien contourner l'arête centrale en partant du dos. Il est tout aussi facile d'enlever la peau qui est un véritable cuir épais (décollez un coin, puis coupez en tenant le couteau bien à l'horizontale, lame appuyée sur la peau). Il est un peu plus délicat d'enlever la membrane interne très adhérente, mais pas autant que les grosses arêtes enfoncées dans la chair. Comme de toutes façons elle est destinée à être hachée, n'hésitez pas à couper pour ne laisser aucune de ces piques, qui seraient de vrais pièges à gosiers dans les boulettes.
Vous hachez avec une demi-lune, c'est toujours mieux pour la chair de poisson de la travailler à la main plutôt qu'au hachoir électrique qui la chauffe toujours un peu et la dégrade. Plus vous hachez finement et plus vos boulettes seront homogènes, mais plus vous perdrez de cette mâche qui en fait aussi l'intérêt. Vous obtenez au final environ 800 grammes de chair hachée.
A cette chair, vous incorporez la mie de pain trempée préalablement dans un mélange d'eau et de lait, puis bien essorée, les deux oeufs, le gingembre pelé en purée, l'ail et l'oignon hachés finement, la coriandre ciselée un peu grossièrement, le poivre et le sel. Malaxez bien et laissez reposer au moins deux heures au frais, pour que les saveurs s'assemblent entre elles, puis roulez des boulettes de la taille d'une petite noix environ. Mouillez-vous les mains avant de commencer à les former, c'est bien plus facile ensuite! Si vous trouvez la consistance de votre appareil trop "liquide", vous pouvez corriger en y ajoutant un peu de chapelure
Préparez la sauce de cuisson en incorporant à du coulis de tomate du cumin en poudre, du piment et un peu d'huile d'olive. Vous y ajoutez quelques rondelles de carottes, que vous aurez précuites un peu auparavant en les laissant croquantes. Cuisez les boulettes dans ce mélange pendant environ 30 minutes à feu doux-moyen, jusqu'à ce qu'elles soient un peu fermes.
J'ai accompagné ce plat avec du boulgour fin, préparé de la façon dont je le préfère, c'est à dire assez copieusement beurré et parfumé de boutons de rose séchés.
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